« L’homme ne se découvre lui-même qu’en se mesurant à l’obstacle. » – Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes (1939)
À l’heure où nos journées sont happées par les écrans, où nos gestes glissent plus souvent sur un clavier que sur la terre, courir longtemps, démesurément longtemps, peut sembler absurde. Pourquoi s’imposer la douleur, l’épuisement, la solitude ? Pourquoi traverser la nuit, le froid, les montagnes, alors que tout nous incite à rester dans le confort, assis, connecté, diverti ?
C’est que l’ultra-endurance n’est pas seulement une épreuve sportive. Elle est une expérience existentielle, un rappel brutal que nous avons un corps et que ce corps, loin d’être une prison, est notre porte d’entrée dans le réel. Là où les écrans nous enferment dans un monde de représentations, la course nous ramène à l’évidence : la respiration haletante, la douleur dans les jambes, la faim, le froid, la pluie sur le visage. Ici, aucune illusion possible.
L’ultra, c’est la pilule rouge de Matrix : accepter de quitter le virtuel pour affronter la vérité nue. C’est une résistance à l’anesthésie du quotidien ou chaque difficulté nous adresse une question à nous-même : jusqu’où suis-je prêt à aller ?
Car courir si loin, ce n’est pas fuir. C’est chercher. Chercher le point de rupture pour découvrir qu’il n’existe pas, ou plutôt qu’il se déplace à mesure qu’on avance. Chercher ce qui reste quand les certitudes tombent, quand l’ego vacille, quand le regard des autres ne compte plus. L’ultra, c’est l’art de se dépouiller de ses illusions pour toucher, peut-être, à ce qu’il y a de plus vrai : la joie brute d’exister.
Le corps comme ancrage
Nous vivons dans un monde saturé d’écrans où le flux numérique dicte nos rythmes. Notifications, réseaux, courriels… l’essentiel se joue dans un espace dématérialisé qui nous éloigne de nos perceptions les plus élémentaires. Pourtant, c’est par le corps que nous accédons au réel.
L’ultra-endurance agit comme un antidote à cette immersion permanente dans le virtuel. Quand les kilomètres s’allongent, que le souffle s’accélère et que les muscles brûlent, il n’y a plus d’échappatoire possible : la seule réalité, c’est celle de nos sensations. La douleur, la fatigue, la faim, le froid, mais aussi l’euphorie des instants de grâce – tout cela est immédiat, irréductible, concret.
Philosophiquement, on pourrait dire que le corps est le premier vecteur de vérité. Là où le virtuel nous propose une infinité de simulacres, la course de longue distance ramène à une expérience brute, sans filtre. Chaque foulée devient une manière de se réinscrire dans le temps, dans la nature, dans une relation non médiatisée avec soi-même.
Et si courir loin, longtemps, revenait à réapprendre à habiter son propre corps – comme on habite une maison ? Non pas dans le confort du quotidien, mais dans l’épreuve, quand les murs se fissurent, quand la charpente grince… C’est là que se révèle la solidité, mais aussi la fragilité de notre condition.
L’ultra, au fond, ne serait-il pas une pédagogie de la présence ?
Éprouver ses limites
L’expérience de l’ultra-endurance confronte chacun à un paradoxe : pour avancer, il faut accepter de toucher ses propres limites. Et ces limites ne sont pas que physiologiques. Elles sont mentales, émotionnelles, parfois existentielles.
Au-delà des crampes ou des blessures, le plus dur reste souvent le face-à-face avec soi-même. Que se passe-t-il quand plus rien ne distrait de sa fatigue, quand chaque pas devient une négociation intime avec l’abandon ? C’est là que naît une forme de lucidité rare : on se découvre capable de continuer malgré la douleur, ou au contraire obligé d’accepter l’arrêt. Dans les deux cas, il y a une révélation.
Spinoza écrivait que nous ne savons pas ce que peut un corps. L’ultra met cette phrase à l’épreuve, en nous obligeant à explorer cet inconnu. Chaque mur franchi ouvre un territoire nouveau, non seulement dans l’espace des montagnes ou des déserts, mais dans celui de notre conscience.
Cette exploration des limites n’a rien d’une fuite en avant. Elle n’est pas un culte de la performance pour elle-même, mais une manière d’élargir notre horizon intérieur. En touchant l’extrême, nous apprenons paradoxalement l’humilité : nous sommes vulnérables, finis, mortels. Et c’est précisément cette reconnaissance de notre fragilité qui nous ancre dans une existence plus authentique.
L’ultra devient alors une métaphore de la vie : il faut oser dépasser ses croyances limitantes, franchir ses dissonances cognitives, accepter l’inconfort… pour découvrir un espace de liberté insoupçonné.

Le dépassement, une expérience de vérité ?
On croit souvent que l’ultra-endurance est une affaire de performance. Mais ceux qui s’y confrontent savent qu’elle est surtout une plongée dans l’intime.
Un soir d’orage, un coureur s’abrite sous un auvent, trempé, frigorifié, incapable de remettre un pied devant l’autre. Tout son corps lui crie d’abandonner. Pourtant, après dix minutes, il repart. Pourquoi ? Il n’y avait aucune médaille à gagner, aucune caméra pour filmer. Seulement ce besoin de ne pas céder à la facilité. À ce moment précis, il ne court plus contre les kilomètres, mais contre la tentation du renoncement.
Un autre, en haut d’un col balayé par le vent, raconte avoir entendu son esprit lui répéter : « Arrête, ça n’a plus de sens. » Pourtant, en descendant vers la vallée, il découvre une joie primitive, un rire qui jaillit sans raison. Le réel s’impose : le froid, la douleur, le souffle. Mais c’est dans ce réel brut qu’il sent une liberté absolue.
Ces instants ne sont pas héroïques, ils sont universels. Chacun qui s’engage dans une telle épreuve y fait face : la dissonance cognitive, ce conflit entre une partie de soi qui veut s’arrêter et une autre qui veut continuer. Et c’est dans ce combat invisible que l’on touche une vérité : nous ne sommes jamais plus vivants que lorsque nous cessons de fuir l’inconfort.
Le dépassement n’a rien d’un geste spectaculaire. C’est une succession de petits choix intérieurs, imperceptibles pour les autres mais décisifs pour soi. Et, paradoxalement, c’est dans la solitude du chemin que l’on retrouve l’expérience la plus partagée : celle d’exister pleinement.
Se détacher du regard des autres
Dans une société saturée d’écrans, chaque effort semble devoir être vu, liké, validé. Pourtant, l’ultra-endurance rappelle une vérité simple : courir n’a pas besoin de spectateurs pour avoir du sens.
Un coureur de la Diagonale des Fous me confiait : « Dans la forêt, à 3 heures du matin, personne ne me regarde. Et c’est précisément là que j’existe le plus. » Cette solitude, que beaucoup fuient, devient une force. Elle nous libère des attentes sociales, du besoin de prouver, pour nous ramener à une forme d’expérience brute.
Spinoza écrivait que la liberté n’est pas l’absence de contraintes, mais la compréhension de ce qui nous détermine. Sur un ultra, on découvre cette leçon en marchant : le corps impose ses limites, mais la conscience peut choisir comment les habiter. Ce n’est pas l’œil de l’autre qui nous définit, c’est la manière dont nous dialoguons avec notre propre fatigue.
On pense aussi à ces figures atypiques comme notre Ludo Pommeret national, capable de renverser des courses dans un apparent état d’épuisement. Ou ces anonymes qui terminent dans le silence de la nuit. Leurs récits partagent un point commun : la performance cesse d’être un spectacle. Elle devient une conversation intime avec soi.
La modernité nous enferme parfois dans une logique de « Matrix » : voir le monde à travers des filtres, des datas, des validations. L’ultra propose l’inverse : sortir du flux, débrancher, accepter d’être invisible. Comme l’écrit T.S. Eliot, « Au point-repos du monde qui tourne… il n’y a rien que danse. » Loin des projecteurs, l’expérience prend une intensité inédite.
Ainsi, se détacher du regard des autres n’est pas un isolement, mais une libération. C’est apprendre à exister sans témoin, et à découvrir que cette invisibilité est peut-être la forme la plus pure de présence.

Explorer son mental : biais, dissonances et outils de transformation
L’ultra-endurance n’est pas seulement une affaire de muscles et de souffle. C’est aussi, et peut-être surtout, une affaire de cerveau. Car celui-ci, loin d’être un allié neutre, fabrique des biais, des illusions et des résistances qui conditionnent notre rapport à l’effort.
La dissonance cognitive, par exemple, surgit dès que nos croyances sont confrontées au réel. On se dit : « Je suis prêt, je vais gérer cette course »… puis le premier col détruit cette certitude. Le cerveau déteste ce décalage : il cherche à se protéger, à justifier, parfois même à pousser vers l’abandon. La clé n’est pas de nier cette dissonance, mais de l’accueillir comme une opportunité d’ajuster son discours intérieur.
Les biais cognitifs jouent aussi leur rôle. Le biais de négativité fait amplifier la douleur d’une crampe, alors que le biais d’optimisme nous pousse à sous-estimer le froid de la nuit. Comme le souligne Albert Moukheiber, nous sommes tous prisonniers de ces filtres, mais les reconnaître, c’est déjà reprendre un peu de pouvoir sur eux.
Alors, quels outils pour le coureur ?
- La reconfiguration mentale : reformuler ses pensées (« je souffre » devient « je traverse une phase »).
- L’ancrage corporel : revenir au souffle, au rythme des pas, comme une méditation en mouvement.
- La visualisation progressive : plutôt que d’imaginer l’arrivée, visualiser le prochain ravitaillement, la prochaine montée. Le cerveau fonctionne mieux avec des étapes intermédiaires qu’avec un horizon infini.
- Le journal de course : écrire ses ressentis avant/après permet d’objectiver ses biais et de les apprivoiser.
Un des leviers concrets est aussi la communication avec soi-même. Car le dialogue intérieur, lorsqu’il est chargé de jugements (« tu es nul », « tu n’y arriveras pas »), renforce la fatigue. À l’inverse, un langage empathique ouvre un espace de respiration. C’est là que, par exemple, l’approche de la Communication Non Violente (CNV) pourrait apporter une clé précieuse :
Observer la situation sans jugement (« Je ressens que mon rythme ralentit »),
Identifier ce que l’on vit comme émotion (« Je suis frustré »),
Nommer le besoin réel (« J’ai besoin de soutien ou de récupérer »),
Formuler une demande claire à soi-même (« Je prends deux minutes pour marcher et respirer »).
Cet outil, issu de Marshall Rosenberg, dépasse le cadre relationnel : il aide l’athlète à transformer son discours intérieur en une ressource plutôt qu’en un poison. En course comme dans la vie, apprendre à parler autrement à soi-même, c’est s’offrir une lucidité nouvelle.
Dans l’ultra, cette lucidité n’est pas un luxe. Elle devient un moyen de traverser la tempête en gardant la main sur son gouvernail mental.
Comme le disent de nombreux coureurs lorsqu’ils ou elles font leurs retours introspectifs : « J’ai compris que je ne courais pas contre les autres, mais contre mes propres pensées. »
En ce sens, l’ultra devient un laboratoire psychologique à ciel ouvert : il révèle nos croyances limitantes, mais offre aussi l’espace pour les déconstruire et en bâtir de nouvelles, plus robustes, plus adaptées.
Conclusion: L’ultra comme une école de présence ?
L’ultra-endurance n’est pas une fuite, encore moins une démonstration de force. C’est un miroir. Elle révèle ce que nous préférons taire dans nos vies quotidiennes : la peur d’échouer, la tentation d’abandonner, la dépendance au regard des autres. Mais elle révèle aussi nos ressources insoupçonnées, ces réserves de courage et de créativité que nous n’aurions jamais découvertes autrement.
Dans un monde saturé d’écrans, l’ultra nous offre un retour brutal au réel : la pluie glacée, la nuit noire, la pierre tranchante sous la chaussure. Ici, pas de filtre, pas de retouche, pas d’algorithme. Comme dans Matrix, choisir cette voie revient à avaler la pilule rouge : accepter de voir la vie sans ses anesthésies numériques.
Les penseurs et chercheurs l’ont montré : c’est souvent dans l’épreuve que surgit le sens. Comme le dit Charles Pépin, « nos failles sont nos forces », et c’est précisément en affrontant nos limites que nous découvrons nos ressources cachées. Les neurosciences, elles, confirment que sortir volontairement de sa zone de confort réorganise nos circuits neuronaux, accroît notre plasticité et nous rend plus aptes à naviguer dans l’incertitude.
Alors, courir des heures dans la montagne, est-ce une folie ? Peut-être. Mais une folie lucide, qui nous ramène à l’essentiel : un corps qui souffre et qui persiste, un esprit qui vacille et qui apprend, une conscience qui s’élargit au rythme des pas.
Et si l’ultra n’était pas seulement un sport extrême, mais un art de vivre ? Une invitation à habiter pleinement le monde, à traverser nos illusions, à apprivoiser nos limites, pour finalement découvrir une vérité simple : nous ne sommes jamais aussi vivants que lorsque nous avançons, pas après pas, au cœur de l’inconnu.
Références
Attias, G. (2024). L’influence cachée du cerveau humain. Décrypter nos comportements et nos décisions grâce aux neurosciences. ESF Éditeur.
Bergson, H. (2009). Essai sur les données immédiates de la conscience. PUF (rééd.).
Chabot, P. (2015). Global burn-out. PUF.
Dispenza, J. (2019). Devenir super-conscient. Guy Trédaniel.
Gaillard, R. (2018). Un coup de hache dans la tête. Seuil.
Harari, Y. N. (2015). Sapiens: Une brève histoire de l’humanité. Albin Michel.
Lenoir, F. (2012). Petit traité de vie intérieure. Plon.
Levinas, E. (2009). Totalité et Infini. Le Livre de Poche.
Moukheiber, A. (2018). Votre cerveau vous joue des tours. Allary Éditions.
Pepin, C. (2015). Les vertus de l’échec. Allary Éditions.
Rosenberg, M. B. (2003). Nonviolent Communication: A Language of Life (2nd ed.). Encinitas, CA: PuddleDancer Press.
Tesson, S. (2019). La panthère des neiges. Gallimard.