Échec ou quête, le fou va toujours en diagonale

L’échec en ultra-trail n’est pas une fin, mais une traversée intérieure. Au-delà de la ligne d’arrivée, c’est le sens de la quête qui compte. Écouter ses limites, relire son abandon, c’est déjà avancer. Le fou va toujours en diagonale — pour devenir, pas pour finir.
Le 20 octobre 2025
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« Ce que nous appelons échec n’est pas la chute, mais le fait de rester à terre. »
Confucius

L’après-course commence souvent sans qu’on s’en rende compte. Il n’y a pas de ligne d’arrivée, pas de photo officielle, pas de témoin pour en certifier l’existence. Il s’ouvre dans le silence du corps qui redescend, dans la solitude du coureur face à lui-même, dans cette étrange sensation d’avoir été déplacé – géographiquement, physiquement, mais surtout intérieurement.

Que l’on ait franchi la ligne ou que l’on ait dû abandonner en route, l’expérience a laissé une empreinte, parfois douce, souvent ambivalente, marquée d’une intensité que seule la fatigue sait révéler. Le retour ne ressemble jamais à l’aller. On ne revient pas tout à fait le même. Il y a quelque chose qui a cédé, ou au contraire tenu plus que prévu, une faille qui s’est ouverte ou un socle qui s’est affirmé.

Dans l’ultra comme dans la vie, la ligne d’arrivée ne dit pas tout. Elle ne sait rien des renoncements invisibles, des sursauts intimes, de ces moments de clairvoyance ou d’abattement qu’aucune montre GPS ne peut mesurer. Et pourtant, c’est souvent là que tout commence : dans cet après qui déstabilise, qui interroge le sens, qui oblige parfois à faire face à l’échec – ou à une victoire qui ne comble pas autant qu’espéré.

Car ce que nous cherchons dans ces longues course, ce n’est pas seulement un sommet à atteindre, mais une forme de vérité à incarner. Une vérité mouvante, exigeante, parfois déconcertante, mais toujours personnelle.

L’après-course devient alors un laboratoire silencieux, un terrain d’exploration mentale et émotionnelle où s’entrelacent les questions du sens, de la valeur, de l’identité. 

Ai-je fui ou me suis-je trouvé ? Était-ce courage ou entêtement ? Est-ce que cela valait la peine ? Autant de questions qui ne demandent pas forcément de réponse immédiate, mais qui invitent à habiter l’après avec la même présence que l’effort. À le contempler comme une suite, non comme une fin.

Quand le corps dit stop et que l’esprit reste en course

Quand le corps dit stop et que l’esprit reste en course, quelque chose se disloque. Non pas en éclat brutal, mais comme une fissure lente, sourde, qui vient désaccorder l’unité fragile que l’effort avait tissée.

Dans l’ultra, la ligne d’arrivée est une promesse, mais jamais une certitude. Et quand elle ne vient pas, c’est tout un équilibre intérieur qui vacille. Pourquoi ai-je échoué ? Pourquoi les autres y sont-ils arrivés ? La comparaison devient poison, nourrissant une blessure invisible qu’aucun dossard ne soigne.

Le cerveau, lui, réagit comme il sait : il cherche à se protéger. Il libère moins de dopamine, active le système de stress, se replie autour de cette « menace » qu’il croit détecter — non pas une bête sauvage, mais une atteinte symbolique à notre valeur. 

Les neurosciences l’expliquent clairement : l’échec active les mêmes circuits que la douleur physique. Mais aucune IRM ne montrera ce qui brûle dans l’estime de soi. Aucune thermographie cérébrale ne saura traduire ce sentiment d’inutilité furtif, cette pensée intrusive qui chuchote « tu n’étais pas à la hauteur ».

Et pourtant. C’est souvent là, au creux de cette fissure, que quelque chose peut se réinventer. C’est dans l’instant même où le pas s’interrompt, où le souffle bute, que peut émerger un autre type de mouvement – intérieur, oblique, fragile. 

Car la diagonale des fous sur l’île de La Réunion, par exemple, avec ses 180km et ses 11000m de dénivelé ne s’efface pas avec l’abandon. Elle continue, ailleurs, autrement. Elle devient une ligne intérieure, une inclinaison du regard, une manière de se positionner dans le monde : ni dans le pur renoncement, ni dans le déni de l’échec, mais dans l’acceptation féconde de ce qui a été vécu.

Ce que le coureur apprend ici n’est plus de l’ordre de la performance, mais de la présence à soi. Une lucidité parfois inconfortable, mais précieuse. Il découvre que l’endurance ne réside pas seulement dans la distance parcourue, mais dans la capacité à rester debout, mentalement, quand le corps a cédé. Qu’il existe une endurance post-course, une persistance du désir même quand l’élan s’est brisé. Que la dignité n’est pas réservée à ceux qui franchissent la ligne mais aussi à ceux qui, dans la douleur du non-abouti, trouvent malgré tout un sens à leur diagonale.

Ceux-là ne s’éloignent pas de l’ultra. Ils s’y enfoncent. Non plus comme épreuve à conquérir, mais comme territoire intime à explorer. Et cette exploration commence souvent là où s’arrête la course.

FATIGUE

L’abandon n’est pas un arrêt, c’est un déplacement

Ce que la Diagonale nous apprend, ce n’est pas seulement à franchir des montagnes, mais à vivre avec nos limites, et parfois même à les écouter. Un abandon, ce n’est pas la fin d’un rêve. C’est un chapitre à part entière du récit. Et parfois, c’est même le chapitre le plus dense. 

Car il faut du courage pour continuer quand le corps hurle. Mais il en faut tout autant pour s’arrêter quand l’égo veut continuer. Ce n’est pas un renoncement. C’est une décision.

Et cette décision a du poids. Elle laisse une trace. Non pas celle que l’on exhibe en photo ou en médaille, mais celle qui s’imprime en soi, en silence, dans cette zone subtile entre fierté blessée et lucidité retrouvée. 

On ne court pas vers soi uniquement dans la victoire. On s’y heurte aussi dans l’abandon. On y touche une vérité nue, moins glorieuse mais plus stable : celle qui nous rappelle que la puissance n’est pas de toujours aller plus loin, mais parfois de savoir où, et pourquoi, s’arrêter.

Car l’abandon ne marque pas une fin, il ouvre un interstice. Un lieu mental où quelque chose peut se réagencer. Où les attentes se dégonflent. Où l’image de soi, froissée mais réelle, commence à respirer à nouveau. Ce n’est pas un échec, c’est un retour au sol. Une façon d’habiter pleinement le point de rupture, de le considérer non comme un point final, mais comme une ponctuation singulière du chemin.

Et dans ce glissement, dans ce choix de ne pas forcer ce qui ne peut plus être soutenu, naît peut-être une forme plus durable de force.

Une force non pas dans le muscle ou dans la volonté brute, mais dans l’acceptation mature de ce que l’on est à cet instant précis. Ce type de force ne fait pas de bruit. Elle ne se partage pas sur les réseaux. Elle se déploie dans le regard qu’on porte sur soi les jours suivants. Dans la douceur retrouvée. Dans le récit qu’on n’a pas besoin de justifier.

Il y a ceux qui arrivent au bout du parcours. Et puis, il y a ceux qui, en s’arrêtant, trouvent un autre bout – plus discret, mais tout aussi essentiel. Un détour qui n’était pas prévu, mais qui, à sa manière, poursuit la diagonale.

Marcher, vaciller, comprendre

Le sens n’est pas forcément au bout du parcours, mais dans le pas qui vacille. Dans ce moment précis où l’assurance se dérobe, où l’élan bute sur l’imprévu, où la ligne que l’on visait disparaît derrière un voile de brouillard ou un genou qui lâche. Ce pas-là, instable, fragile, souvent invisible aux yeux des autres, contient pourtant une densité de vécu que cent kilomètres ne sauraient égaler. Car c’est là, précisément là, que tout ce qu’on croyait acquis vacille, et que quelque chose d’autre peut émerger.

Philosophiquement, l’échec n’est pas une chute. C’est une rencontre – brutale parfois – avec le réel. Une vérité nue, sans filtre, qui vient heurter l’image que l’on s’était patiemment construite de soi-même.

Le mental robuste, le corps préparé, la volonté inébranlable… autant de certitudes qui peuvent s’effondrer en un seul instant : un malaise au 50e, une entorse au 62e, un mal de ventre, une perte de lucidité dans la nuit, seul face à soi-même. Et dans cette fissure, dans ce vertige inattendu, le sens commence à se faufiler.

Ce n’est plus la ligne d’arrivée qui donne la mesure. Ce sont les moments où l’on flanche, où l’on hésite, où l’on doute. Parce que ces instants-là nous ramènent à l’essentiel : pourquoi suis-je là ? Qu’est-ce que je cherche vraiment ? Ce n’est plus la performance qui parle, mais la personne. Et soudain, la quête prend une autre dimension.

Comme le rappelle Carol Dweck, ce n’est pas l’échec en soi qui importe, mais la manière dont il est interprété. Dans une mentalité de croissance, l’échec devient expérience. Il devient matériau. Il devient tremplin. Le coureur qui n’a pas terminé ne rentre pas les mains vides. Il rentre chargé de questions, de sensations, d’images gravées – ce souffle court à la montée du Taïbit, ces hallucinations au Maïdo, ce silence intérieur après l’abandon. Et c’est dans cette matière brute que quelque chose de profond peut se rejouer.

Prenons l’exemple de Julien, qui a abandonné au Maïdo, incapable de garder un rythme stable après une hypoglycémie sévère. Il rentre à l’hôtel vidé, vidé de ses forces, mais pas de son sens. Car en redescendant, il réalise que ce qu’il est venu chercher n’était peut-être pas une médaille de finisher. C’était ce moment où, malgré tout, il s’est relevé pour aider un autre coureur en difficulté, alors qu’il n’était déjà plus dans la course. 

Ou encore Claire, stoppée au 130e par une tendinite aiguë, mais qui, dans l’attente d’un rapatriement, a passé des heures à parler avec des bénévoles, à écouter leurs histoires – découvrant une autre facette de l’ultra, hors de l’effort, mais tout aussi humaine.

Le sens n’est pas un trophée, ni un chiffre Strava. Il ne s’achète pas avec des kilomètres. Il se tisse dans les micro-décalages, les petits reculs, les brèches dans le scénario prévu. Il se construit dans la fragilité acceptée, dans l’humilité retrouvée, dans l’ouverture à ce qui ne dépend plus de nous.

Et c’est peut-être là que réside la véritable diagonale : pas celle que l’on trace sur la carte, mais celle qui nous traverse de part en part. Celle qui relie le but que l’on poursuivait au point où l’on est tombé – et qui, dans ce mouvement oblique, dans cette ligne de crête instable entre volonté et renoncement, révèle ce que courir voulait vraiment dire.

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Pour conclure ...

Et maintenant ? Que reste-t-il quand tout s’est arrêté ? Quand les jambes, si sûres d’elles quelques jours plus tôt, ont flanché. Quand la frontale s’est éteinte avant la ligne. Quand les réseaux se remplissent de récits d’arrivée, et que le silence s’installe de l’autre côté de l’abandon.

Les jours qui suivent sont faits de vide. De questions suspendues. D’un corps qui se réveille sans raison de courir. D’un mental encore en course, mais sans trajectoire. C’est souvent là que la vraie traversée commence. Non sur les sentiers volcaniques, mais dans l’intimité d’un esprit qui cherche à comprendre.

Pourquoi je cours ? Est-ce pour cocher une ligne sur un palmarès ? Pour être vu, validé, applaudi ? Ou bien pour autre chose — quelque chose de plus intérieur, de plus profond, que seule la mise à nu de l’échec peut révéler ?

Quand le dossard est rendu, que reste-t-il ? Pas la performance. Pas le temps affiché. Pas même l’objectif futur. Il reste la quête. Celle qui échappe au GPS. Celle que l’on ne peut quantifier. Celle qui se loge dans les plis du renoncement et qui, contre toute attente, continue d’ouvrir des chemins.

Car il n’y a pas d’échec là où le sens survit. Il n’y a pas de honte dans le pas interrompu, s’il devient passage. Il n’y a pas de chute inféconde, si elle nous apprend à regarder autrement, à écouter plus finement, à marcher sans savoir où, mais avec la certitude que cela compte.

La Diagonale des Fous ne se résume pas à ses finishers. Elle parle aussi pour ceux qui ont bifurqué. Qui ont lâché. Qui se sont arrêtés au milieu du tumulte. Parce que dans cette diagonale, il n’y a pas que le sommet ou la mer. Il y a le trait d’humanité qui relie les deux. Un trait fragile, oblique, instable — et profondément vivant.

Oui, le fou va toujours en diagonale.
Mais ce n’est pas pour atteindre un point d’arrivée.
C’est pour continuer à marcher, à chercher, à devenir.

Références

Dweck, C. S. (2017). Changer d’état d’esprit : Une nouvelle psychologie de la réussite (trad. de Mindset). Paris : Éditions Leduc.s.

Frankl, V. E. (2012). Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie (trad. de Man’s Search for Meaning). Paris : Éditions de l’Homme.

Gaillard, R. (2022). Un coup de hache dans la tête. Paris : Grasset.

Garcia, T. (2016). La vie intense : Une obsession moderne. Paris : Autrement.

Juul, J. (2013). The Art of Failure: An Essay on the Pain of Playing Video Games. MIT Press. (Ouvrage non traduit, mais pertinent en contexte cognitif)

Korb, A. (2015). The Upward Spiral: Using Neuroscience to Reverse the Course of Depression. Oakland : New Harbinger. (Pas encore traduit en français ; certains passages sont commentés sur des blogs francophones)

Lenoir, F. (2015). La puissance de la joie. Paris : Fayard.

Moukheiber, A. (2019). Votre cerveau vous joue des tours. Paris : Allary Éditions.

Pépin, C. (2016). Les vertus de l’échec. Paris : Allary Éditions.

Scientific American. (2021). How the Brain Responds to Mistakes. Scientific American. [https://www.scientificamerican.com/article/how-the-brain-responds-to-mistakes/

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