Endurer, c’est apprendre le réel …

Entre maîtrise et imprévu, l’ultra révèle la danse du coureur avec le réel. Pacing de course, hasard, corps et pensée, il s’agit moins de tout contrôler que d’apprendre à composer, ajuster et transformer l’aléa en ressource.
Le 1 octobre 2025
Reco Arthur JB Grand RAID 225
Arthur Joyeux Bouillon sur les sentiers de la Réunion @M. Masbenard
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On croyait que tout devait être sous contrôle. Des chiffres partout, des montres qui veillent, des algorithmes qui promettent la voie royale vers la performance. Et pourtant, chaque course d’ultra endurance sérieuse commence par un aveu discret : il y aura de l’inconnu. Une pluie soudaine. Une pierre glissante. Une frontale capricieuse. Un ventre qui se noue comme une réplique sismique. Alors, question simple, question vertigineuse : faut-il serrer les dents plus fort, ou relâcher juste ce qu’il faut pour que le corps fasse son œuvre ?

Commençons comme des explorateurs. La nuit de l’ultra ressemble à un laboratoire à ciel ouvert où le cerveau négocie avec les muscles, où les émotions se glissent dans les quadriceps, où l’attention se contracte puis s’élargit comme une pupille. Les pensées ne sont pas des nuages au-dessus du crâne : elles ont une chair. Elles modèlent la foulée, colorent la douleur, signent l’allure. 

Et si la première compétence, avant les plans et les gels, était d’apprendre à sentir avec précision ce qui, en nous, dit « encore » et ce qui dit « pas comme ça » ?

Il y a ce que nous pouvons régler : l’entraînement, le pacing de course, la nutrition, le sommeil, le matériel, les rituels mentaux. Et il y a ce qui nous arrive : la météo, le terrain, le hasard des rencontres, la surprise d’un paysage qui vous renverse comme un uppercut. Entre les deux, une danse. Le coureur n’est pas un automate ; il n’est pas non plus une brindille au vent. Il compose. Il ajuste. Il comprend.

Comprendre le réel, d’abord : dans un monde saturé de récits, la course réintroduit une vérité têtue. On peut discuter d’idéologie ; on discute moins d’un ravito manqué à minuit sous l’averse. Le corps est un fact-checker obstiné. Il reconduit au sol. Il dégonfle les illusions. Et, dans cette clarté parfois rude, quelque chose d’apaisant advient : le réel reprend ses droits.

Mais l’ultra ne se contente pas de nous rappeler au réel rugueux. Il nous offre aussi, au détour d’une crête ou d’une rencontre, un réel admirable. Une surprise qui nous arrache à nous-mêmes pour nous ouvrir plus large : le lever du jour après la nuit, la dignité d’un compagnon de route qui continue malgré ses blessures, le simple éclat d’une rivière qui relativise nos douleurs. Ce que nous croyions subir devient matière à admiration. Et cette admiration, loin d’être une distraction, agit comme une ressource : elle relance, elle élève, elle nous transforme.

Voilà peut-être la véritable école de l’ultra : apprendre à composer avec la nécessité, à négocier avec l’imprévu, à s’ancrer dans le réel. Et parfois, à l’admirer. Car tenir ne suffit pas : il faut aussi savoir être surpris, ému, déplacé. C’est là que l’endurance cesse d’être seulement une performance et devient une expérience humaine complète.

Ultra Endurance : entre nécessité et hasard

Nous vivons dans un monde saturé d’écrans où le flux numérique dicte nos rythmes. Notifications, réseaux, courriels… l’essentiel se joue dans un espace dématérialisé qui nous éloigne de nos perceptions les plus élémentaires. Pourtant, c’est par le corps que nous accédons au réel.

L’ultra-endurance agit comme un antidote à cette immersion permanente dans le virtuel. Quand les kilomètres s’allongent, que le souffle s’accélère et que les muscles brûlent, il n’y a plus d’échappatoire possible : la seule réalité, c’est celle de nos sensations. La douleur, la fatigue, la faim, le froid, mais aussi l’euphorie des instants de grâce. Tout cela est immédiat, irréductible, concret.

Philosophiquement, on pourrait dire que le corps est le premier vecteur de vérité. Là où le virtuel nous propose une infinité de simulacres, la course de longue distance ramène à une expérience brute, sans filtre. Chacune de nos foulées devient une manière de se réinscrire dans le temps, dans la nature, dans une relation non médiatisée avec soi-même.

Et si courir loin, longtemps, revenait à réapprendre à habiter son propre corps, comme on habite une maison ? Non pas dans le confort du quotidien, mais dans l’épreuve, quand les murs se fissurent, quand la charpente grince… C’est là que se révèle la solidité, mais aussi la fragilité de notre condition.

L’ultra, au fond, ne serait-il pas une pédagogie de la présence ?

GRR24 ©Olivier Vin 123

Contrôler l’effort : illusion ou intelligence adaptative ?

Faut-il tout contrôler, ou lâcher prise ? Vaste question…

Cette tension traverse toute quête de performance. L’athlète moderne est obsédé par ses chiffres : fréquence cardiaque, puissance, variabilité de la fréquence cardiaque. Et pourtant, chaque traileur par exemple, sait que trop de contrôle finit par briser la fluidité de la foulée.

Certaines études en neurosciences cognitives nous rappellent que nous pensons avec notre corps autant qu’avec notre cerveau. Notre respiration, nos tensions musculaires sont des informations. C’est ce qu’on appelle la cognition incarnée : l’intelligence n’est pas une abstraction, elle émerge du dialogue permanent entre chair et pensée. La mémoire corporelle, forgée par des milliers de pas en montée ou en descente, permet d’agir juste sans même réfléchir.

À côté, la science nous offre des leviers : neurofeedback pour apprendre à réguler ses ondes cérébrales (alpha pour la détente vigilante, thêta pour le flow), biofeedback pour affiner la respiration et la variabilité cardiaque. Mais là encore, l’excès d’analyse peut piéger : penser trop à ce que l’on fait, c’est risquer le blocage (choking under pressure).

La clé est dans l’équilibre. Trop de calcul, et la course devient crispée. Trop de lâcher prise, et c’est l’erreur ou l’accident. L’idéal est cette oscillation subtile entre analyse et intuition, entre chiffres et sensations, ce que le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi a appelé le flow : un état d’absorption totale où le geste devient fluide, où le temps se dilate, où la douleur se fait supportable.

L’intelligence adaptative du coureur est là : savoir quand guider, quand écouter, quand lâcher. Ni pur automate, ni pur instinct, mais une conscience en mouvement qui ajuste, module et invente.

Le réel à l’épreuve : au-delà du corps individuel

Nous pouvons dire que nous vivons dans un monde où les signaux s’entrechoquent. Les écrans saturent nos journées, les récits se multiplient, chacun prétendant à la vérité. Dans ce brouhaha, le réel devient parfois flou, insaisissable, presque suspect. Mais en course, il ne se négocie pas, comme par exemple durant le Grand Raid de La Réunion : la pluie qui tombe dans les Hauts, la caillasse de Mafate qui choque la semelle, le souffle qui s’accélère dans la nuit. Ici, aucune échappatoire : le corps tranche, il dit ce qui est.

Le sociologue Gérald Bronner le rappelle : notre époque brouille le rapport au réel. Pourtant, l’ultra réinstalle une radicalité têtue. On peut discuter d’idéologie, d’opinions ou d’illusions ; on discute moins d’un ravito manqué à minuit sous l’averse.

L’approche neuroscientifique du soi permet de saisir cette confrontation. Le « moi narratif », celui qui s’imagine l’arrivée, qui construit une histoire de victoire ou de survie, se frotte au « moi corporel », qui proteste par la douleur, le vertige ou la crampe. Ces deux dimensions ne s’annulent pas : elles dialoguent, elles composent l’expérience.

C’est peut-être cela, courir un ultra : vérifier son « je » au contact du réel. Comme le philosophe Berkeley, nous pouvons dire : je sais ce que je veux dire quand je dis “je”. Dans l’épreuve, ce « je » cesse d’être abstrait. Il devient un souffle, un pas, une douleur, de la lucidité.

Et parfois, par un détour inattendu, l’imprévu se fait ressource. La petite bise qui rafraîchit, la rencontre qui relance, la micro-sieste qui sauve. Voilà la sérendipité de l’ultra : transformer le hasard en allié, le contretemps en ouverture.

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Apprivoiser l’imprévu

En ultra, tout plan finit un jour par rencontrer le réel : des jambes en bois, un ventre qui se ferme, une frontale capricieuse. La question n’est pas de savoir si un imprévu arrivera, mais quand et comment il nous trouvera.

Face à ces aléas, deux attitudes s’opposent : s’effondrer dans l’imprévisible, ou apprendre à s’y adapter avec souplesse. C’est ce que j’appelle ici le Kit de robustesse : un ensemble d’outils simples et concrets qui permettent au coureur de garder prise dans la tempête, de transformer l’aléa en occasion d’agir.

Le Kit de robustesse

  • Le pré-mortem de course. Avant le départ, prendre 15 minutes pour lister dix scénarios plausibles : pluie battante, nausées, frontale défaillante, chute de tension… et écrire la première réponse envisagée. Le mental s’exerce ainsi à ne pas être surpris.
  • Les fourchettes de pacing. Plutôt qu’un chiffre gravé dans le roc, définir une zone de confort et une zone de vigilance. Cette élasticité évite la rigidité et ouvre de la marge à l’aléa.
  • Les protocoles digestifs A/B/C. Sucré → salé → neutre ; liquide → semi-solide → bouillon. Un chemin de repli quand l’estomac dit non.
  • L’arbre de décision sommeil. Errances visuelles, discours intérieur incohérent, hallucinations ? → Pause de 8 à 12 minutes → reprise. La lucidité vaut mieux qu’une persévérance aveugle.
  • La redondance matérielle. Deux lampes plutôt qu’une, deux types d’anti-frottement. En ultra, la robustesse est souvent une affaire de double.
  • Les routines mentales brèves. 90 secondes de respiration consciente, un mantra simple : « un pas sûr, un pas court ». De quoi recentrer quand tout se disperse.
  • La règle de Montaigne. Deux tiers pour le fortuit, un tiers pour ma prudence. Même dans la tempête, préserver ce tiers : boire, marcher, penser clair.

Le cercle de contrôle :

  • Ce que je contrôle : préparation, pacing, matériel.

  • Ce que j’influence : nutrition, gestion émotionnelle, interactions.

  • Ce que j’accueille : météo, terrain, hasard des rencontres.

Du réel rugueux au réel admirable

Le réel de l’ultra n’est pas seulement rugueux et contraignant. Il est aussi ce qui, parfois, nous arrête net par sa beauté ou par la force d’un geste. Après avoir pensé le réel comme résistance, la pluie, la nuit, la fatigue, il faut aussi le considérer dans son versant noble : ce qui suscite l’admiration.

Admirer, comme l’écrit la philosophe Joëlle Zask (Admirer. Éloge d’un sentiment qui nous fait grandir, 2020), c’est être surpris et déplacé hors de soi, non pour se perdre, mais pour grandir. Dans l’ultra, cette expérience est fréquente : un lever de soleil au moment du doute, un compagnon qui persiste malgré ses blessures, une montagne ou une rivière qui rappelle l’échelle minuscule de notre effort. L’admiration n’annule pas l’épreuve, elle la transfigure.

Descartes définissait l’admiration comme une brusque « perturbation de l’âme », née d’une surprise. Sur les sentiers, ce sentiment surgit quand l’imprévu ne se limite pas au chaos, mais prend la forme d’un étonnement fertile. Ce peut être la beauté d’un paysage, mais aussi la dignité d’un concurrent qui continue malgré la douleur, ou la générosité d’un bénévole à l’aube.

Ces instants suspendus fonctionnent comme un antidote à « la fatigue d’être soi » (Ehrenberg, 1998) : ils nous sortent de l’obsession de performance, du contrôle absolu, pour nous relier à quelque chose de plus vaste. Le coureur cesse de se regarder courir ; il s’émerveille de ce qui l’entoure. Et cet émerveillement agit comme une ressource mentale qui allège le poids de l’effort.

Quelques études en neurosciences renforcent cette intuition. Le réseau du mode par défaut (Raichle, 2001 ; Buckner & Andrews-Hanna, 2012), qui alimente les ruminations, se régule quand l’attention se tourne vers le dehors. Admirer, c’est suspendre le flux du « moi narratif » pour s’ouvrir au monde.

Dans l’ultra, cette ouverture prend une valeur concrète : admirer un paysage, un geste ou une attitude n’est pas une distraction, c’est une relance. Face à l’épuisement, l’admiration déplace le centre de gravité de l’effort : au lieu d’être obsédé par la douleur, le coureur se laisse nourrir par une image, une rencontre, une présence.

Joëlle Zask rappelle que l’admiration est relationnelle. On n’admire jamais abstraitement : on admire ce qui nous élève et nous indique une direction. Comme le coureur qui, inspiré par un concurent persévérant avec calme, trouve en lui-même un souffle nouveau. Gabriel Tarde (1890) parlait d’« imitation créatrice » : imiter n’est pas copier, mais prolonger l’élan de l’autre dans sa propre trajectoire.

En ce sens, l’ultra ne nous apprend pas seulement à gérer le hasard ou à tenir le réel ; il nous apprend aussi à admirer. Et dans cette admiration, à découvrir une puissance insoupçonnée : celle de se transformer au contact de ce qui dépasse.

Conclusion : L’ultra comme école du réel et de l’admiration

L’ultra-endurance est une métaphore de nos existences : elle nous rappelle que vouloir tout maîtriser est une illusion, mais que se laisser porter sans agir est une impasse. Entre ces deux extrêmes, un chemin s’ouvre : celui de la robustesse.

Le pacing incarne la nécessité : ce qui peut être planifié, structuré, entraîné. 

Le hasard rappelle la contingence : ce qui survient, échappe et nous bouscule. 

Mais l’ultra, dans son excès même, oblige à composer avec les deux, et parfois à accueillir un troisième mouvement : l’admiration.

Car courir longtemps, ce n’est pas seulement négocier avec la douleur, le sommeil et l’imprévu. C’est aussi éprouver l’émerveillement de voir un paysage, un geste ou une solidarité prendre valeur de ressource. L’admiration, au cœur de l’effort, devient une énergie discrète qui relance quand tout vacille.

Au fond, l’ultra ne nous enseigne pas le contrôle absolu. Il nous apprend un art plus subtil : celui de converser avec le chaos, de tenir dans le réel rugueux, et parfois, de se laisser transformer par ce qui nous dépasse. L’ultra n’est pas seulement une épreuve de résistance ; il est aussi une école d’admiration.

 

(1) Les plans if-then (si-alors) sont des stratégies mentales issues de la psychologie cognitive (Gollwitzer, 1999). Elles consistent à anticiper une situation précise (si…) et à lui associer une réponse immédiate (alors…), afin de réduire l’incertitude et de faciliter l’action en contexte d’effort ou de stress.

Principe :
If (si) une situation imprévue se produit → then (alors) je mets en place une réponse précise.

Exemples en ultra :
– Si j’ai des nausées → alors je ralentis 10’, je prends du salé et je marche 3’.
– Si ma frontale tombe en panne → alors j’utilise ma lampe de secours et je reste avec un groupe.
– Si je sens un coup de fatigue → alors je fais une micro-sieste de 8 minutes.

L’intérêt : Cela réduit le stress, car tu as déjà prévu une réponse aux aléas. Le cerveau n’a plus besoin de tout recalculer sous pression → il exécute.

Références

Barsalou, L. W. (2008). Grounded cognition. Annual Review of Psychology, 59, 617-645. https://doi.org/10.1146/annurev.psych.59.103006.093639

Beilock, S. L., & Carr, T. H. (2001). On the fragility of skilled performance: What governs choking under pressure? Journal of Experimental Psychology: General, 130(4), 701-725. https://doi.org/10.1037/0096-3445.130.4.701

Csikszentmihalyi, M. (1996). Vivre : La psychologie du bonheur. Paris : Robert Laffont. (Éd. orig. 1990, Flow).

Darwin, C. (2013). L’Origine des espèces (trad. T. Hoquet). Paris : Seuil.

Dietrich, A. (2004). The cognitive neuroscience of creativity. Psychonomic Bulletin & Review, 11(6), 1011-1026. https://doi.org/10.3758/BF03196731

Ehrenberg, A. (1998). La fatigue d’être soi : Dépression et société. Paris : Odile Jacob.

Garfinkel, S. N., Seth, A. K., Barrett, A. B., Suzuki, K., & Critchley, H. D. (2015). Knowing your own heart: Distinguishing interoceptive accuracy from interoceptive awareness. Biological Psychology, 104, 65-74. https://doi.org/10.1016/j.biopsycho.2014.11.004

Machiavel, N. (2000). Le Prince (trad. J.-L. Fournel & J.-C. Zancarini). Paris : GF Flammarion.

Monod, J. (1970). Le Hasard et la Nécessité. Paris : Seuil.

Montaigne, M. de (2007). Les Essais (éd. M. Magnien). Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ».

Raichle, M. E. (2001). A default mode of brain function. Proceedings of the National Academy of Sciences, 98(2), 676-682. https://doi.org/10.1073/pnas.98.2.676

Spinoza, B. (2010). Éthique (trad. B. Pautrat). Paris : Seuil, coll. « Points ».

Tarde, G. (1890). Les lois de l’imitation. Paris : Félix Alcan.

Zask, J. (2020). Admirer : Éloge d’un sentiment qui nous fait grandir. Paris : Premier Parallèle.

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