« « À force de se contempler dans le regard des autres, on devient étranger à soi-même. »
— Alexandre Jollien, Le métier d’homme, 2002 »
Un homme court seul dans la brume. Ses pas glissent entre les pierres mouillées d’un sentier forestier. Il respire fort. Il ne parle pas. Personne ne le regarde. Et pourtant, là, dans ce moment sans témoin, quelque chose d’essentiel est peut-être en train de se jouer.
Pendant longtemps, courir dans la nature était un acte brut. Presque spirituel. Une manière de revenir au corps, à la terre, au souffle. Une discipline d’humilité.
Mais aujourd’hui, le trail est devenu bien plus qu’un sport. C’est un phénomène. Ultra-distances chronométrées, récits héroïques sur Instagram, voyages “nature” vendus en all inclusive, récaps de performance sur Strava, réels au sommet… La forêt reste, mais l’intention a changé. Elle n’est plus toujours un refuge : elle devient parfois une scène.
La mise en scène de soi ne concerne pas que quelques influenceurs. Elle s’insinue partout. Et derrière l’effort sincère, se glisse une autre tension : celle d’un monde qui nous pousse à prouver, à montrer, à raconter, parfois plus qu’à vivre.
Faut-il s’en inquiéter ? Ou simplement en prendre conscience ?
Le besoin de reconnaissance est humain. Mais quand il remplace l’expérience, que reste-t-il ?
Quand la solitude devient stratégie, quand le sommet devient contenu, court-on encore pour se retrouver, ou pour exister dans le regard de l’autre ?
Cet article propose une traversée dans les ressorts invisibles de notre époque : performance, narcissisme blessé, capitalisme de l’attention, transformation de la nature en décor.
Mais aussi dans ce qui résiste : des pratiques sobres, des gestes d’attention, des coureurs qui refusent de courir contre eux-mêmes.
Ce n’est pas un procès. C’est une exploration. Une respiration.
Pour questionner, sans accuser. Pour écouter ce que notre corps nous dit quand il court.
Et peut-être, pour réapprendre à avancer sans bruit.
Sans badge. Sans frime. Juste avec le souffle. Et l’instant.
Courir pour exister ?
On dit souvent que courir, c’est revenir à l’essentiel. Un corps, un souffle, un chemin. Une manière de se dépouiller du superflu, de retrouver la simplicité d’un mouvement primitif. Mais à mesure que les pentes se redressent et que les distances s’étirent, à mesure que les formats deviennent extrêmes et que les compétitions se dispersent aux quatre coins du globe, une question silencieuse revient sous la semelle : à quoi sommes-nous en train de jouer ?
Jadis marginal, presque subversif, le trail s’est mondialisé à la vitesse des réseaux. Il incarne désormais une forme de luxe existentiel. Celui de pouvoir s’arracher au quotidien, de gravir des sommets, de défier ses limites dans des décors à couper le souffle, tout en gardant, souvent, un pied dans la zone Wi-Fi. On parle de liberté. Mais cette liberté-là est-elle encore libre ?
Les corps voyagent en avion, les esprits en stories. L’intention, elle, se dilue dans la mise en scène. On court au Colorado, on grimpe le Kilimandjaro, on s’inscrit à l’Ultra-Trail du Mont-Blanc comme on viserait un badge sur LinkedIn. Le trail devient une expérience à consommer, à documenter, à diffuser. La nature, un fond d’écran. Le dépassement, une stratégie de contenu.
Il ne s’agit pas ici de pointer du doigt. Qui n’a jamais ressenti ce frisson de fierté en partageant une photo de crête ou une trace GPS ? Qui ne s’est jamais surpris à attendre un « like », un mot, un regard numérique pour valider l’intensité d’un moment ? Ce n’est pas la vanité qui pose problème. C’est l’effacement de l’expérience sous l’image.
Car à force de courir pour raconter, court-on encore pour ressentir ?
C’est dans ce glissement discret que s’ouvre un vide. Le besoin de reconnaissance est humain. Il est même vital. Mais il devient un piège lorsqu’il se substitue à l’expérience elle-même. C’est ici que l’ego entre en scène, discret, mais vorace. Il ne cherche pas le ressenti, il réclame le regard. Il ne se nourrit pas du souffle, mais de la validation. L’ego blessé n’a pas besoin d’une victoire, il a besoin d’un témoin. Lorsqu’on a besoin de l’autre, non pas pour être en lien, mais pour valider ce que l’on n’arrive plus à sentir seul.
Certains cliniciens parlent ici de blessure narcissique, un terme souvent caricaturé, mais qui désigne une faille bien réelle : une altération de l’amour de soi, qui pousse à chercher l’image plutôt que la présence.
Les réseaux sociaux, dans ce contexte, ne sont pas la cause. Ils sont l’amplificateur. Ils traduisent, diffusent et monétisent une culture du « toujours plus » : plus loin, plus dur, plus intense, plus vu. Même en courant. Même seuls. Même dans la forêt.
Dans un monde saturé d’images, être vu semble parfois plus important que ce que l’on vit. La performance est devenue le langage de la valeur. Et ce langage s’apprend vite. On mesure tout. On classe. On compare. On optimise. La montre connectée devient une boussole intérieure. Le flux devient un fil d’identité. Le capitalisme de l’attention ne se contente plus de nos clics : il colonise nos émotions, nos loisirs, nos désirs. Il transforme nos échappées en contenu. Il nous pousse à courir, non pas pour ralentir, mais pour produire.
Et plus on produit, plus on est récompensé. Socialement, symboliquement, parfois financièrement.
Ce n’est pas qu’un problème écologique, même si les effets sont bien là : transports internationaux, érosion des sentiers, campagnes « green » qui maquillent des pratiques carbonées. C’est surtout une tension anthropologique, philosophique, existentielle.
Que cherche-t-on vraiment quand on court dans la nature avec un drone, une GoPro, une montre et un plan d’entraînement ? La liberté ? L’ancrage ? Ou une version valorisable de soi-même à publier avant la fin de la journée ?
Et si le trail, au lieu d’être ce moment de retour à soi, devenait une autre scène de l’hubris, cette démesure grecque où l’homme oublie qu’il est vivant parmi les vivants, où il s’imagine maître d’un monde qui le dépasse, où il confond sa trace sur les sentiers avec son empreinte dans l’histoire ?
Il y a quelque chose de très beau à courir. Une beauté que la fatigue révèle. Une paix que le silence contient. Mais cette beauté-là ne se filme pas. Elle se vit. Elle se respire. Et peut-être qu’en cessant de la chercher dans le regard de l’autre, on la retrouve enfin, dans ce souffle, dans ce pas, dans ce corps qui avance, sans projecteur, sans trophée, sans promesse de médaille.
Enfermés dehors : quand courir dans la nature ne suffit plus à s’en libérer
Courir, c’est sortir. Sortir de chez soi, sortir de ses pensées, sortir du bruit du monde. Le trail promet tout cela : un grand bol d’air, un retour à l’essentiel, la sensation brute d’un corps en mouvement dans un paysage. Mais aujourd’hui, cette sortie n’est plus aussi simple. Car même dehors, on peut rester enfermé.
Enfermé dans son image. Dans ses statistiques. Dans le besoin d’être vu. On partage la trace de sa course sur Strava, on poste une photo de sommet sur Instagram, on enregistre chaque pas, chaque dénivelé, chaque battement de cœur. Et on attend. Un « like », un commentaire, une validation. Un signe que cette sortie a compté. Que notre effort mérite d’exister.
Le philosophe Maurice Blanchot disait que le dehors, s’il est trop cadré, trop mis en scène, perd son pouvoir libérateur. Il devient un décor. Un miroir. Ce n’est plus un monde à vivre, mais un cadre à occuper. Courir dans la nature devient alors une autre façon de rester dans la société de la performance.
Des penseurs comme Freud et Lacan ont montré que certaines réalités intérieures, si elles ne sont pas reconnues, finissent par revenir sous une forme déformée, comme un fantôme. C’est ce qui se passe parfois dans les pratiques extrêmes : on croit fuir, mais on ne fait que déplacer le manque. On cherche l’ailleurs, alors qu’il faudrait habiter l’ici.
Le philosophe Gilles Deleuze, relisant Foucault et Blanchot, évoquait un dehors radical : un espace qui échappe aux formes, aux normes, aux récits. C’est ce dehors-là que certains trailers recherchent. Mais il est difficile à atteindre quand on court avec une montre connectée, un drone, et un public invisible accroché à son téléphone.
Et si le vrai dehors n’était pas au sommet, mais dans l’expérience nue du corps ? Un pas après l’autre, sans bruit, sans image. Juste l’effort, le souffle, la fatigue qui nettoie. Ce que certains appellent une écologie intérieure : une façon de se retrouver, de se ressentir, sans surenchère ni mise en scène.
Beaucoup aujourd’hui ressentent ce paradoxe : être toujours dehors, mais jamais vraiment libérés. Être dans la nature, mais toujours sous contrôle : du regard, du réseau, des algorithmes. Comme si la montagne devenait un studio, et l’effort un contenu.
Mais il est encore temps de changer de rythme. De faire du trail non plus une performance à exposer, mais une présence à cultiver. Revenir à une pratique plus humble, plus ancrée. Moins de trace, plus de trace intérieure. Moins de course vers l’image, plus de contact avec le monde.
Car au fond, ce n’est pas en allant plus loin qu’on s’échappe vraiment. C’est en se déposant quelque part. Sans témoin. Sans score. Juste là, dans le silence, dans ce souffle qui dit : je suis vivant.
Entre inspiration et comparaison : l’admiration en clair-obscur
On dit parfois que l’admiration élève. Qu’elle nous ouvre, qu’elle nous inspire, qu’elle nous aide à sortir de nous-mêmes, et c’est vrai. Mais à l’ère du trail connecté, de l’ultra-médiatisation des performances, cette ouverture peut aussi se refermer. Se tordre. Se retourner contre nous.
Qui n’a jamais regardé une vidéo d’un Kilian Jornet ou d’une Courtney Dauwalter avec des étoiles dans les yeux ? Qui n’a jamais vibré à l’idée de leurs exploits, de leurs efforts surhumains, de cette capacité presque mystique à courir au-delà de l’épuisement, au-delà du découragement, au-delà même du sens ?
L’admiration, comme le décrit la philosophe Joëlle Zask, commence par une surprise. Elle nous sort de nous-mêmes, elle nous projette « gaiement hors de nous », dit-elle. Elle agit comme un décentrement salutaire, un souffle neuf dans le huis clos de nos pensées. Elle est cette émotion rare, qui nous fait grandir sans humilier.
Mais dans un contexte saturé d’images, l’admiration peut glisser vers autre chose : la fascination, ou pire encore, la comparaison. À force d’idéaliser les champions, à force de se mesurer à des récits héroïques, certains se sentent rabaissés, insuffisants. Comme Chloé, dans les témoignages recueillis par Zask, dont l’admiration pour les autres l’empêche de rester elle-même, la figent, la contractent.
Nous voulons « être comme » au lieu de simplement « être avec ». C’est une bascule discrète, mais cruciale.
Le trail, à ce moment-là, ne relie plus. Il isole.
Les réseaux sociaux, Strava, les podiums, les exploits partagés à chaud avec la sueur encore visible… tout cela peut nourrir un imaginaire puissant.
Mais aussi, parfois, un gouffre intérieur. Celui où l’on doute de sa valeur, de sa légitimité à courir, de sa place dans ce sport que l’on aime, parce qu’on ne court « que » 15 km, « que » trois fois par semaine, « que » dans les bois derrière chez soi.
Comme l’écrit Alain Ehrenberg dans La fatigue d’être soi, notre époque exige de chacun qu’il soit un projet personnel. Il ne suffit plus d’exister : il faut exister avec intensité. Devenir visible, remarquable, cohérent. Être un coureur, un vrai.
Et dans ce cadre, l’admiration non maîtrisée devient un miroir cruel. On ne regarde plus les champions pour ce qu’ils font, on les regarde pour ce qu’ils nous font ressentir sur ce que nous ne sommes pas.
Mais cela peut changer.
Zask rappelle que l’admiration, bien comprise, ramène à soi. Elle n’est pas dissolution, mais transformation. Ce n’est pas un effacement devant un modèle, c’est un mouvement vers ce que ce modèle révèle en nous. Pas pour copier, mais pour se mettre en mouvement.
Gabriel Tarde, déjà au XIXe siècle, décrivait ce processus dans Les lois de l’imitation : imiter, ce n’est pas reproduire mécaniquement. C’est créer à partir d’un élan inspiré. Et dans ce sens, le champion que l’on admire peut être moins une idole qu’un tremplin.
Comme David qui, admirant sa psy, décide de changer de vie. Comme Sarah, touchée par la ténacité de son amie, qui retrouve son élan. Comme Charly, qui ne se contente pas d’admirer Frida Kahlo pour son talent, mais puise dans ses blessures une force intime, comme si la douleur transformée en art ouvrait, pour elle aussi, un chemin possible à travers l’épreuve.
En trail, cela pourrait vouloir dire : ne pas chercher à être le héros des réseaux sociaux, mais à marcher à la rencontre de ce qui, en soi, aspire à plus de courage, de joie, de présence. Courir non pas pour égaler, mais pour s’éveiller. Non pour rivaliser, mais pour s’émerveiller.
Et si la mousse sur un vieux mur, comme dans l’histoire du botaniste passionné, nous émerveillait autant qu’une vidéo de finish en slow motion ? Si nous cessions de courir pour « devenir quelqu’un »… pour simplement rencontrer quelque chose, un paysage, une sensation, une part oubliée de nous-mêmes ?
Le vertige du regard : narcissisme et vide intérieur
Ce ne sont pas les kilomètres qui fatiguent le plus, mais le vacarme intérieur qu’ils révèlent. À mesure que le corps s’épuise, les pensées remontent. Parfois elles se calment, parfois elles s’accrochent, tenaces. Et si l’on n’écoute pas vraiment, si l’on court toujours plus loin sans jamais s’arrêter, c’est peut-être pour ne pas rester avec soi.
Un trailer me confiait un jour, à mi-course, dans un mélange d’essoufflement et de lucidité : « Je crois que je ne sais plus courir sans le partager. J’ai besoin que quelqu’un le voie. Sinon, j’ai l’impression que ça n’existe pas. Que je n’existe pas. » Il ne s’agissait pas d’une plainte, encore moins d’une pose narcissique. Plutôt d’un aveu. Un aveu banal et bouleversant.
Derrière ce besoin de se montrer se cache souvent une faille invisible. Une blessure silencieuse, que les psychologues appellent « narcissique », non pas dans son sens populaire et moqueur, mais dans son sens clinique : une atteinte à l’amour de soi, une carence ancienne dans la reconnaissance, qui pousse à s’exposer pour se sentir réel. Heinz Kohut ou John Masterson ont longuement exploré ces failles, Freud lui-même y voyait un socle structurant de la psyché. Ce n’est pas une tare. C’est une blessure humaine. Et courir peut devenir l’un de ses symptômes.
Mais aujourd’hui, cette blessure se heurte à un environnement numérique qui l’aggrave. Les réseaux sociaux, les applications de tracking, les algorithmes de valorisation sont autant de béquilles technologiques qui transforment le besoin de sens en boucle dopaminergique. Je cours, je publie, je suis vu, je reçois une validation, je me sens vivant, pour un temps. Alors je suis motivé à recommencer.
C’est ce que décrit Yves Citton lorsqu’il parle de « capitalisme de l’attention ». Nos pratiques les plus intimes sont désormais prises dans des milieux saturés, qui exploitent notre vulnérabilité cognitive. On ne partage plus seulement ce que l’on vit, on vit pour pouvoir le partager. La performance devient identité. Le chiffre remplace le ressenti. Et les applications qui prétendaient nous aider à mieux nous connaître nous éloignent de notre intériorité, comme un miroir qui nous hypnotise.
Le paradoxe est là. Le trail, qui devait nous rapprocher de la nature, nous ramène sans cesse vers notre image. La montagne devient arrière-plan. Le chrono devient preuve. Et l’expérience vécue s’efface derrière la nécessité de prouver qu’elle a eu lieu.
Des études récentes (Tandonnet et al., 2021) montrent d’ailleurs que les coureurs d’ultra-endurance développent des formes d’addiction comportementale spécifiques, notamment lorsque la pratique est médiée par les réseaux ou la reconnaissance sociale. Le sport, censé nous libérer, peut aussi nous enfermer, dans une boucle de validation externe, dans un besoin de dépassement qui finit par nous dissoudre.
Mais l’enjeu ne s’arrête pas là. Car cette surenchère de soi s’inscrit dans un contexte plus vaste. L’anthropologue David Le Breton le rappelle : dans nos sociétés, la course n’est pas qu’un effort physique, elle devient aussi une écriture symbolique du moi, un récit que l’on tisse devant les autres. Et ce récit, aujourd’hui, s’insère dans un système où l’on se doit d’être remarquable, même dans l’effort, même dans la fatigue.
Dans cette dynamique, la pratique sportive n’est plus simple. Elle est performative. Elle devient le lieu d’une tension : entre le désir de se rencontrer et la peur de ne pas être assez. Entre la quête de soi et l’évitement de soi. Entre la présence et l’exposition.
Et quand le corps s’arrête, que reste-t-il ? Sans le regard de l’autre, sans la lumière, sans la scène : que vaut encore l’expérience ?
Pour un trail de la mesure, du soin et du lien
Et si le trail de demain ne se jouait pas dans la verticalité des sommets, mais dans l’épaisseur du lien ? Un lien discret, mais solide. Un lien à la terre, à soi, aux autres, au vivant.
De plus en plus de coureurs bifurquent. Silencieusement, sans discours. Ils choisissent des clubs de proximité, des formats plus simples. À Villeneuve-d’Ascq, le club Métropole Trail Nature recycle ses équipements, limite volontairement ses inscriptions, organise des sorties de ramassage de déchets. Chaque année, il participe au World Clean Up Day, pas pour le logo, mais pour la cohérence.
Ailleurs, on court sans chrono, sans balisage. On renoue avec des pratiques minimalistes : chaussures usées, sacs légers, parcours reconnus à la boussole ou au bon sens. On s’organise entre ami·es, on prend le train, on dort chez l’habitant. Ce n’est pas un retour en arrière. C’est une réinvention. Une forme de trail qui ne renonce ni à l’effort ni à la beauté, mais qui choisit d’en redéfinir les contours.
À l’excitation spectaculaire de la performance s’oppose peu à peu le goût d’une sobriété heureuse. Moins d’effets, plus d’affects. Moins de « brag », plus de bras ouverts. On ne cherche plus à dépasser, mais à comprendre. Non plus à se transcender, mais à habiter pleinement ses limites. On court non pas pour s’élever au-dessus du monde, mais pour faire corps avec lui.
Le trail devient alors une écologie intérieure. Il nous apprend à ressentir autrement. À écouter les signaux faibles : le souffle court, la jambe lourde, la pierre glissante. Il nous apprend à respecter le corps non comme une machine à améliorer, mais comme un compagnon fragile, vivant, temporaire. À ne pas confondre l’amour-propre, ce besoin d’être aimé des autres, avec l’amour de soi, que Rousseau distinguait déjà : cette force tranquille qui n’a besoin d’aucun témoin pour exister.
Fabrice Midal le rappelle avec justesse : « S’aimer soi-même, ce n’est pas être narcissique. C’est sortir de la haine de soi. » Peut-être faut-il apprendre à courir ainsi. Non pas pour se prouver quelque chose. Mais pour cesser de se punir. Pour habiter enfin ce corps qui nous a tant soutenus. Pour se dire, à chaque pas : je suis vivant, et cela suffit.
Encadré – Narcisse, vraiment ?
Ce que l’on confond (souvent) sur le narcissisme
Le mot « narcissique » est aujourd’hui partout. Trop souvent, on le réduit à une insulte molle : égocentrique, superficiel, obsédé par son image. Or cette lecture est non seulement inexacte, elle passe à côté de la profondeur, et de la douleur, que recouvre le concept de narcissisme en philosophie et en psychologie.
Narcisse, ce n’est pas ce qu’on croit
Dans la mythologie grecque, Narcisse ne meurt pas d’amour pour lui-même. Il meurt d’amour pour une image de lui inaccessible, qu’il ne peut ni toucher ni incarner. C’est cette distance douloureuse entre le soi rêvé et le soi vécu qui le consume. Autrement dit : il n’est pas trop amoureux de lui-même, il ne parvient pas à s’aimer vraiment.
C’est ce que Jacques Lacan appelle l’image spéculaire : ce reflet idéalisé que l’on poursuit sans jamais l’atteindre. Une forme de déchirement intérieur, et non d’excès de confiance.
Blessure narcissique : un mal discret mais courant
En psychologie clinique, on parle alors de blessure narcissique, un terme théorisé par Freud puis approfondi par Heinz Kohut. Elle désigne une faille dans l’estime de soi, souvent héritée de l’enfance, qui pousse l’individu à rechercher dans le regard des autres ce qu’il ne parvient pas à se donner seul : de la valeur, de la reconnaissance, de l’amour.
Dans le trail, cela peut se traduire par :
- une addiction à la performance comme seule preuve de valeur personnelle ;
- une dépendance au regard social ou numérique (likes, commentaires, admiration) ;
- un repli honteux lorsque l’objectif n’est pas atteint, nourrissant une image intérieure encore plus instable.
Aimer sans se perdre :Rousseau, Spinoza et la nuance
Jean-Jacques Rousseau distingue avec justesse l’amour de soi (sain, naturel, instinct de vie) de l’amour-propre (pathologique, social, comparatif). L’amour de soi permet d’exister sans se comparer. L’amour-propre, au contraire, naît du besoin d’être mieux que les autres, et crée souffrance, compétition, illusions.
Spinoza (XVIIe siècle), dans une approche différente mais complémentaire, affirme que « le désir d’être reconnu » n’est pas mauvais en soi, il est constitutif de notre nature. Ce qui importe, c’est qu’il ne devienne la seule boussole du sens. Il faut, dit-il, cultiver une joie active, un amour de soi éclairé, qui naît de la connaissance de ce que nous sommes vraiment, et non de l’image que nous voulons renvoyer.
Préparation mentale : s’aimer sans fuir
Dans la préparation mentale, plusieurs auteurs contemporains comme Fabrice Midal, Boris Cyrulnik, ou Christophe André insistent sur l’importance de développer un lien apaisé à soi-même.
« S’aimer soi-même n’est pas être narcissique, écrit Midal, c’est sortir de la haine de soi. »
Pour Cyrulnik, la reconstruction de l’estime de soi passe par des expériences concrètes, corporelles, vécues, comme le sport d’endurance, à condition qu’il ne devienne pas une fuite.
Dans ce cadre, le trail peut devenir une pratique de réconciliation intérieure, un terrain d’entraînement pour une forme d’amour de soi plus juste : se respecter, se connaître, s’écouter. Mais cela demande une vigilance : ne pas confondre effort et punition, dépassement et fuite, admiration reçue et valeur réelle
Référénces
André, C. (2006). Imparfaits, libres et heureux : Pratiques de l’estime de soi. Paris : Odile Jacob.
Blanchot, M. (1983). L’espace littéraire. Paris : Gallimard.
Cyrulnik, B. (2001). Les vilains petits canards. Paris : Odile Jacob.
Deleuze, G. (1986). Foucault. Paris : Éditions de Minuit.
Foucault, M. (1969). L’Archéologie du savoir. Paris : Gallimard.
Freud, S. (1923). Le Moi et le ça (trad. J. Laplanche & J.-B. Pontalis, 1973). Paris : Presses Universitaires de France.
Kohut, H. (1971). The Analysis of the Self: A Systematic Approach to the Psychoanalytic Treatment of Narcissistic Personality Disorders. New York : International Universities Press.
Lacan, J. (1949). Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je. In Écrits (1966). Paris : Seuil.
Midal, F. (2017). Foutez-vous la paix ! Et commencez à vivre. Paris : Flammarion.
Rousseau, J.-J. (1755). Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (éd. moderne 2002). Paris : Gallimard, coll. Folio Essais.
Spinoza, B. (1677). Éthique (trad. B. Pautrat, 1993). Paris : Seuil, coll. Points Essais.
Zask, Joëlle (2023). Admirer. Éloge d’un sentiment qui nous fait grandir. Paris : Premier Parallèle.