
"L’intelligence, ce n’est pas ce que l’on sait, mais ce que l’on fait quand on ne sait pas."
— Jean Piaget
Par Éric LACROIX, le 4 février 2025
Dans toute quête de performance, qu’elle soit personnelle ou compétitive, une tension persiste : faut-il tout contrôler, ou au contraire, lâcher prise ? Dans une course, l’effort oscille entre la maîtrise et l’abandon, la lucidité et l’instinct, l’analyse et le ressenti. Jusqu’où peut-on dompter son propre corps, et à quel moment faut-il s’y abandonner ?
Cette dualité n’a rien de nouveau. Déjà, Paul Valéry imaginait Monsieur Teste, un être cherchant à s’affranchir des limites physiques pour exister uniquement par la pensée. Mais dans le sport, peut-on réellement tout rationaliser, tout calculer, tout anticiper ? La course est-elle un simple enchaînement mécanique d’appuis et de foulées, ou bien un dialogue plus intime entre le corps et l’esprit ?
Dans un monde où les montres connectées, les capteurs de puissance et les algorithmes d’entraînement promettent de tout mesurer pour mieux progresser, l’athlète moderne se trouve face à un paradoxe : doit-il faire confiance aux chiffres ou à ses sensations ? Peut-on optimiser son potentiel sans sacrifier l’intuition ?
Les avancées en neurosciences cognitives montrent que la pensée ne se limite pas à l’intellect : nous pensons avec notre corps autant qu’avec notre cerveau. Nos ressentis ne sont pas de simples impressions fugitives, mais des signaux complexes qui façonnent nos décisions, notre gestion de l’effort, notre résistance à la fatigue. Le neurofeedback, la visualisation mentale, l’apprentissage de l’auto-régulation offrent aujourd’hui de nouvelles perspectives pour affiner cet équilibre entre cognition et action.
Alors, comment mieux comprendre et contrôler l’effort ? Peut-on entraîner son cerveau comme on entraîne ses muscles ? Cet article propose d’explorer cette question à travers les outils de la cognition incarnée et les stratégies mentales de régulation, pour transformer chaque course en un laboratoire d’optimisation du potentiel.
La cognition incarnée : penser en mouvement
L’idée que la pensée fonctionne indépendamment du corps est un mirage, une persistance d’une vision dualiste héritée de Descartes. Or, nous ne pensons pas avec notre cerveau seul, mais avec l’ensemble de notre organisme. Chaque mouvement, chaque sensation, chaque ajustement postural nourrit notre compréhension du monde et influence nos décisions. La cognition incarnée – ou embodied cognition – révèle que nos actions ne sont pas seulement exécutées par notre corps, elles émergent de lui.
Les neurosciences modernes montrent que penser et agir sont indissociables. Loin d’être un simple centre de contrôle, le cerveau est un organe qui dialogue avec le corps en permanence. Selon Barsalou (2008), les circuits neuronaux impliqués dans la pensée conceptuelle sont les mêmes que ceux activés lors d’une action physique. Ainsi, lorsqu’un coureur imagine une course, son cerveau recrée une simulation motrice : les aires cérébrales responsables du mouvement (cortex moteur et prémoteur) s’activent, tout comme celles impliquées dans la proprioception et l’émotion.
L’exemple le plus frappant de cette interaction est la visualisation mentale, une technique utilisée par les athlètes pour optimiser leurs performances. Des études ont montré que se représenter mentalement un effort physique améliore la coordination neuromusculaire et la performance réelle (Guillot & Collet, 2010). Par exemple, des recherches sur des skieurs alpins ont démontré que l’imagerie mentale active les mêmes régions cérébrales que la descente réelle (Debarnot et al., 2014). Ce phénomène explique pourquoi les coureurs qui visualisent leur parcours avant une compétition intègrent déjà les variations du terrain, les changements d’allure et les sensations d’effort avant même de les éprouver physiquement.
Au-delà de l’imagerie mentale, la cognition incarnée souligne un fait fondamental : le corps a une mémoire. Les mouvements répétés deviennent des automatismes qui, en compétition, permettent à l’athlète de libérer des ressources cognitives pour mieux gérer l’effort. Cette mémoire corporelle repose sur le principe de la simulation neuronale, démontré par les travaux de Rizzolatti et Sinigaglia (2008) sur les neurones miroirs. Ces derniers sont activés non seulement lorsque nous réalisons une action, mais aussi lorsque nous l’observons ou l’imaginons.
Prenons l’exemple d’un coureur expérimenté affrontant une montée abrupte et difficile. Son corps sait déjà comment gérer l’effort, car il a appris, par la répétition, à doser sa foulée, son inclinaison et son souffle. Ce phénomène d’apprentissage moteur se retrouve chez les pianistes ou les escrimeurs, dont les gestes sont devenus des réflexes corporels. Plus un mouvement est répété, plus il devient fluide, jusqu’à s’exécuter sans intervention consciente.
Mais cet automatisme n’est pas un abandon à l’instinct. Comme l’écrivait Paul Valéry : « Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce que l’on trouve. » (Monsieur Teste)

Le coureur doit composer avec ce savoir incorporé, ajuster son effort en fonction des sensations du moment, et trouver l’équilibre entre contrôle mental et lâcher-prise corporel.
Peut-on vraiment penser la course sans la vivre corporellement ?
Un paradoxe apparaît : vouloir contrôler totalement son effort est peut-être le meilleur moyen de le saboter. L’obsession du calcul – surveiller son allure, son cardio, sa fréquence respiratoire – peut court-circuiter l’intelligence corporelle. Des études montrent qu’une prise de conscience excessive du mouvement peut altérer la fluidité et la performance, un phénomène appelé paralysie par l’analyse (choking under pressure, Beilock & Carr, 2001).
À l’inverse, se fier uniquement à l’instinct peut exposer l’athlète aux erreurs et aux défaillances. L’idéal se situe dans une oscillation maîtrisée entre analyse et intuition.
Cette alternance entre ressenti et objectivation est sans doute l’une des clés de la gestion optimale de l’effort. Loin d’un contrôle absolu, elle invite à une co-construction entre le corps et l’esprit, où chaque course devient un dialogue renouvelé entre la pensée et l’expérience incarnée.
Neurofeedback et biofeedback : apprendre à se réguler
Si la cognition incarnée nous enseigne que l’esprit et le corps sont indissociables, la question demeure : comment optimiser cette interaction pour mieux gérer l’effort et la performance en course à pied ? Il ne s’agit pas simplement d’accumuler des kilomètres ou de perfectionner sa technique, mais d’affiner la relation entre le cerveau et le corps, entre le contrôle et l’intuition.
C’est ici que le neurofeedback et le biofeedback entrent en jeu, ouvrant une nouvelle dimension de l’entraînement : celle de la régulation cognitive et physiologique consciente.
Le neurofeedback repose sur un principe fondamental : nous pouvons apprendre à moduler notre activité cérébrale en temps réel. Grâce à des électrodes placées sur le cuir chevelu, cette technique permet d’observer et d’ajuster les oscillations électriques du cerveau, en particulier les ondes alpha et thêta, qui jouent un rôle clé dans la régulation de l’attention et du stress (Hammond, 2007).
Les ondes alpha (8-12 Hz) sont associées à un état de détente vigilante. Un coureur qui sait les amplifier avant une course entre dans une zone de calme actif, où l’attention est fluide et la gestion du stress plus efficace.
Les ondes thêta (4-8 Hz) sont liées à la visualisation et l’accès aux états de flow.
L'entraînement au neurofeedback aide à favoriser cet état, dans lequel le coureur est pleinement absorbé par son effort, sans interférence mentale excessive (Cheron et al., 2016).
Une étude menée par Cheng et al. (2015) sur des athlètes d’endurance a montré que ceux entraînés au neurofeedback présentaient une meilleure résistance à la fatigue mentale, ce qui leur permettait de maintenir une intensité d’effort plus stable sur la durée.
En d’autres termes, apprendre à observer et moduler son état mental en temps réel permet au coureur de ne pas subir son effort, mais de l’ajuster en fonction de ses sensations internes.
La variabilité de la fréquence cardiaque (VFc) est un indicateur de la récupération et de la gestion du stress. Une haute VFc est associée à une meilleure adaptation aux variations d’intensité de l’effort et à une fatigue réduite (Lehrer et Gevirtz, 2014).
🧠 Lire aussi ⎮Comprendre la variabilité de la fréquence cardiaque (VFc) pour pouvoir détecter sa fatigue
Le contrôle respiratoire, en particulier la cohérence cardiaque, permet d’ajuster la relation entre le système nerveux sympathique (accélérateur) et parasympathique (frein). Des études montrent que les athlètes qui adoptent une respiration rythmée avant une compétition améliorent leur capacité à maintenir un état d’activation optimal sans basculer dans le stress excessif (Paul & Garg, 2012).

Le biofeedback enseigne donc à réguler son effort en écoutant les réponses de son propre corps. Trop souvent, les coureurs se focalisent uniquement sur la vitesse ou le temps de passage, oubliant que leur physiologie leur envoie en permanence des signaux cruciaux qu’ils pourraient apprendre à interpréter.
L’utilisation du neurofeedback et du biofeedback en course à pied pose une question clé : jusqu’où doit-on analyser et jusqu’où doit-on se laisser porter par l’intuition ?
Un parallèle intéressant peut être fait avec certains athlètes élites, qui incarnent une approche duale de la gestion de l’effort :
Pendant l’effort, ils privilégient l’écoute des sensations, courant en fonction de leurs ressentis, en harmonie avec le terrain et leur état corporel du moment.
Après l’effort, ils analysent leurs données physiologiques, observant les variations de fréquence cardiaque, l’impact de l’altitude et les ajustements possibles de leur entraînement.
Cette alternance entre ressenti et objectivation est au cœur d’une préparation mentale efficace. Loin d’être une opposition entre technologie et intuition, il s’agit d’un dialogue entre les deux : comprendre ses données pour mieux se connaître, puis les oublier au moment de la course pour s’immerger totalement dans l’expérience.
L’objectif n’est pas d’utiliser la technologie comme un impératif absolu, mais comme un outil au service de l’autonomie du coureur. En comprenant mieux comment le cerveau et le corps communiquent, il est possible de mieux gérer son effort, non pas en supprimant les sensations, mais en apprenant à les décrypter et à les influencer.
Un athlète entraîné au neurofeedback saura reconnaître quand son mental commence à dériver – qu’il soit trop tendu ou au contraire trop relâché – et pourra ajuster son état de concentration en conséquence. De même, le biofeedback enseigne que chaque battement du cœur, chaque variation respiratoire, chaque tension musculaire est une information précieuse qui permet d’adapter l’effort en temps réel.

Loin d’être un simple exercice de contrôle, maîtriser la régulation de l’effort, c’est réconcilier la tête et le corps, l’analyse et l’intuition, la science et l’expérience.
L’illusion du contrôle absolu : entre maîtrise et lâcher-prise
L’athlète moderne, qu’il soit amateur passionné ou compétiteur aguerri, oscille constamment entre deux pôles opposés : une volonté farouche de tout contrôler – données physiologiques, métriques d’entraînement, monitoring des moindres variations du corps – et le besoin d’abandonner une partie de cette maîtrise pour laisser place à l’intuition et au ressenti.
Mais peut-on réellement tout maîtriser en compétition ? Jusqu’où le contrôle favorise-t-il la performance et à partir de quel point devient-il une entrave ?
Les neurosciences cognitives nous offrent des pistes fascinantes : si une certaine structure mentale est essentielle à la performance, un excès de rationalisation peut paradoxalement devenir un frein, notamment dans les disciplines d’endurance où la gestion de l’effort repose autant sur des processus inconscients que sur des décisions rationnelles.
Le cerveau est une machine prédictive. Il anticipe, ajuste et régule en permanence nos actions en fonction des informations qu’il reçoit. Mais cette fonction adaptative a ses limites. Plus nous essayons d’exercer un contrôle volontaire sur des processus qui sont normalement automatiques, plus nous risquons de les altérer.
Des recherches menées en psychologie cognitive et en neurosciences du sport ont mis en évidence un phénomène intrigant : le sur-contrôle cognitif peut générer une surcharge mentale, détournant des ressources précieuses de l’action elle-même (Beilock & Carr, 2001).

Autrement dit, penser trop à ce que l’on fait peut nuire à la fluidité du mouvement et à l’optimisation de l’effort.
L’un des exemples les plus frappants est le « choking under pressure » (effondrement sous pression), phénomène bien documenté en sport de haut niveau. Des études ont montré que lorsque les athlètes deviennent trop conscients de leurs propres gestes et les décomposent volontairement, leurs performances chutent (Masters & Maxwell, 2008). Ce phénomène est particulièrement marqué dans les disciplines exigeant une fluidité motrice et une coordination fine, mais il s’applique aussi aux sports d’endurance.
Lorsqu’un coureur analyse en permanence son allure, son rythme cardiaque ou sa sensation de fatigue, il sollicite des circuits cérébraux conscients qui ne sont pas naturellement optimisés pour la gestion automatique de l’effort. Ce faisant, il court le risque de briser la dynamique fluide de son mouvement, de provoquer une tension inutile et d’amplifier la perception de la fatigue.
À l’opposé du sur-contrôle, certaines expériences de course semblent se dérouler en dehors du temps, dans un état où tout devient fluide, naturel, sans effort apparent. Cet état de pleine immersion dans l’action est ce que le psychologue Mihaly Csikszentmihalyi (1990) a appelé le flow.
L’état de flow repose sur un équilibre subtil entre challenge et compétence, où l’effort est perçu comme engageant mais non contraignant. Dans cet état, l’athlète cesse de « penser » son mouvement et entre dans une forme de résonance avec son action.
Des études ont démontré que l’état de flow est associé à une diminution de l’activation du cortex préfrontal, la région du cerveau impliquée dans le raisonnement conscient et le contrôle exécutif (Dietrich, 2004). Cette désactivation partielle, appelée hypofrontalité transitoire, permet un accès plus direct aux circuits moteurs et émotionnels, réduisant la perception de l’effort et favorisant une exécution plus efficace du mouvement.
Une étude menée sur des coureurs d’ultra-trail (Swann et al., 2016) a révélé que ceux qui atteignent le flow perçoivent moins intensément la douleur et la fatigue, et décrivent un état d’absorption totale dans leur course, où la gestion de l’effort devient intuitive.
Cet état ne signifie pas une absence totale de contrôle, mais une forme de régulation automatique optimisée. Il ne s’agit plus de réfléchir volontairement à l’effort, mais de le ressentir et l’ajuster instinctivement.
Mais le lâcher-prise dans la gestion de l’effort ne signifie pas abandonner toute forme de stratégie, mais apprendre à distinguer ce qui doit être contrôlé de ce qui doit être laissé à la spontanéité.
Par exemple :
L’avant-course est le moment de la planification, où l’athlète ajuste ses stratégies, analyse ses sensations passées et anticipe les difficultés à venir.
Pendant l’effort, l’enjeu est de ne pas sur-interpréter chaque signal, mais d’écouter son corps sans surréagir. Un coureur trop focalisé sur sa montre, sa foulée ou son état de fatigue perd le fil naturel de son adaptation à l’effort.
Après la course, l’analyse des données physiologiques et des ressentis permet d’apprendre et de s’améliorer pour les futures compétitions.
Là encore, on retrouve une approche proche de celle de très bons athlètes élites : écoute sensorielle en action, analyse réflexive après coup.
L’illusion du contrôle absolu est une impasse. Chercher à tout maîtriser en compétition, c’est parfois oublier que l’effort ne se décrète pas, mais se vit.
En course à pied, ce n’est pas la sur-analyse qui optimise la performance, mais la capacité à entrer en relation avec son corps, à négocier avec la fatigue, à faire confiance aux ajustements inconscients que le cerveau orchestre en permanence.
L’enjeu est donc d’apprendre à ajuster le curseur entre analyse et lâcher-prise. À quel moment doit-on être attentif aux signaux physiologiques et à quel moment doit-on s’abandonner au mouvement ?
Les neurosciences et la psychologie du sport nous rappellent que la clé de la performance n’est pas dans le contrôle total, mais dans la flexibilité cognitive et corporelle : savoir quand guider et quand suivre.

« Le contrôle n’est pas la clé du mouvement, mais la capacité à danser avec l’imprévu. »
L’intelligence adaptative du coureur : vers un équilibre dynamique
Si le contrôle total est une illusion, il ne s’agit pas pour autant de basculer dans le pur instinct. L’optimisation de l’effort repose sur une capacité d’adaptation en temps réel, où le cerveau, le métabolisme et les muscles dialoguent en continu pour ajuster l’intensité et la répartition de l’énergie.
Véronique Billat, chercheuse en physiologie de l’endurance, insiste sur ce point :
« L’entraînement, c’est une quête constante entre sensations et données scientifiques. »
Dans la course à pied, l’enjeu ne réside pas seulement dans la puissance ou la capacité aérobie, mais dans la gestion intelligente de l’effort.
Son travail a mis en lumière l’importance du moteur hybride du coureur :
- Le moteur thermique (les réserves de glycogène et l’oxydation des substrats énergétiques).
- Le moteur électrique (la capacité des muscles à recycler l’énergie via la contraction excentrique et l’élasticité des tissus).
Ainsi, un coureur en pleine ascension d’un col en ultra-trail doit mobiliser une stratégie active de gestion de son métabolisme : économiser ses forces, moduler son rythme, alterner entre puissance et endurance, en s’appuyant à la fois sur ses ressources énergétiques et son économie gestuelle. À l’inverse, en descente, un lâcher-prise sensoriel devient nécessaire : la crispation musculaire augmente le coût énergétique et le risque de blessure. C’est ici que la perception de l’effort joue un rôle clé.
Dans cette négociation permanente entre régulation volontaire et intelligence adaptative, les outils comme le neurofeedback et le biofeedback offrent des perspectives nouvelles.
Biofeedback et perception de la fatigue
Les travaux de Billat montrent que 90 % de nos capacités physiques sont acquises, et non génétiques. Cela signifie que l’endurance et la gestion de l’effort sont des compétences qui s’affinent et se développent. Grâce au biofeedback, les athlètes peuvent ajuster leur perception de la fatigue, en apprenant à identifier les signaux physiologiques précoces qui annoncent un décrochage.
Neurofeedback et modulation cognitive
Le cerveau joue un rôle central dans la régulation de l’effort. Les ondes cérébrales évoluent en fonction du niveau d’intensité :
Les ondes alpha dominent dans un état de relâchement et de fluidité (le "flow" décrit par Mihaly Csikszentmihalyi).
Les ondes bêta augmentent en période de concentration et de prise de décision.
Les ondes thêta interviennent lors des phases de régénération et d’apprentissage moteur.
Une étude récente (Palacin et al., 2024) a mesuré pour la première fois l’activité cérébrale en temps réel pendant un marathon, montrant que les altérations du rythme cérébral précèdent souvent la perception consciente de la fatigue. En d’autres termes, le cerveau anticipe avant même que le coureur ne ressente réellement la difficulté.
L’illusion du contrôle absolu : une flexibilité cognitive et physiologique
L’un des mythes les plus répandus dans l’entraînement moderne est de croire que la performance repose sur une maîtrise totale des paramètres physiologiques et mentaux. Or, l’endurance n’est pas une équation figée, mais une gestion dynamique de l’effort, une oscillation constante entre intensité et récupération. La véritable clé de la performance ne réside pas dans le contrôle absolu, mais dans l’adaptabilité.
Les athlètes les plus performants ne sont pas ceux qui cherchent à tout mesurer et à tout rationaliser, mais ceux qui savent ajuster leur effort en fonction des conditions, de leur état interne et des exigences du moment. La régulation optimale ne vient pas d’une accumulation de données, mais d’une capacité à lire, interpréter et moduler ses sensations en temps réel.
Un des principes fondamentaux de la physiologie de l’endurance est que le corps fonctionne comme un système hybride, alternant entre différentes sources d’énergie et régulant en permanence ses ressources. Le lactate, longtemps considéré comme un déchet métabolique, est en réalité un carburant clé : produit par les muscles en activité, il est recyclé par d’autres fibres musculaires et le foie pour être réutilisé comme source d’énergie.
Cette dynamique illustre le fonctionnement adaptatif du corps, capable d’optimiser sa dépense énergétique et de repousser l’apparition de la fatigue.
Dans cette logique, l’entraînement à la variabilité joue un rôle essentiel. Plutôt que de maintenir un effort linéaire et uniforme, il est plus efficace d’alterner phases d’intensité et périodes de récupération active.
Ce principe permet :
D'améliorer la capacité du corps à réguler l’effort et à s’adapter aux imprévus.
De préserver plus longtemps les réserves de glycogène, retardant ainsi l’apparition de la fatigue.
De mieux gérer la charge mentale en évitant un effort perçu comme monotone et épuisant.
Une nouvelle manière de penser la performance
La performance ne se résume pas à un ensemble de prédispositions physiologiques figées. Elle repose sur une interaction dynamique entre données objectives, sensations subjectives et ajustements en temps réel.
L'entraînement à la sensation est un élément clé : il ne s’agit pas de rejeter les outils technologiques, mais de les utiliser comme un support pour affiner la perception de l’effort. Les capteurs et les métriques permettent d’apprendre à mieux se connaître, mais c’est l’écoute corporelle qui, en situation réelle, doit guider l’action.
L’économie de l’effort est souvent plus déterminante que la puissance brute : savoir moduler son intensité, alterner des phases d’accélération et de récupération, gérer ses ressources mentales et physiologiques permet d’optimiser la performance sur la durée.
Pour conclure : Courir est un équilibre subtil entre science et instinct
La gestion optimale de l’effort ne repose pas sur une volonté de tout contrôler, mais sur une capacité à naviguer entre analyse et ressenti, entre planification et spontanéité. Courir, c’est apprendre à négocier avec ses ressources, à ajuster sa stratégie en fonction de son état interne et de son environnement.
Loin d’être une opposition entre rigueur scientifique et intuition corporelle, la performance en endurance est une danse subtile entre connaissance et sensation, entre structure et adaptation. Ceux qui réussissent ne sont pas ceux qui cherchent à dominer chaque paramètre, mais ceux qui savent écouter, interpréter et ajuster leur effort en temps réel.
Ainsi, la performance n’est pas une question de contrôle absolu, mais d’intelligence adaptative : savoir quand pousser et quand ralentir, quand écouter les données et quand s’en détacher, quand s’appuyer sur la science et quand se fier à son instinct.
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