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Courir connecté : quand l’inspiration vire à la pression.

Photo du rédacteur: Eric LacroixEric Lacroix

Dernière mise à jour : 26 janv.



"Les gens heureux ont tendance à moins se comparer aux autres et lorsqu’ils le font c’est pour en éprouver une satisfaction." -  Florence Servan-Schreiber


Par Éric LACROIX, le 26/01/2025


La course à pied, autrefois empreinte d’intimité et de spontanéité, s’est transformée sous l’influence des réseaux sociaux. Désormais, chaque foulée, exploit ou paysage traversé trouve sa place dans un récit numérique, soumis au regard et à l’évaluation d’autrui. Mais cette mise en lumière soulève une question essentielle : comment ces plateformes redéfinissent-elles notre rapport à la course ? Si elles peuvent inspirer, motiver et tisser des liens, ne risquent-elles pas aussi de nous enfermer dans une logique de performance et de comparaison ?


Pourquoi éprouvons-nous ce besoin de faire valider nos efforts par une audience virtuelle ? Est-ce une manière de partager une passion sincère ou la réponse inconsciente à une pression sociale omniprésente ? À travers les dynamiques de "likes" et de classements, les réseaux sociaux réécrivent-ils notre expérience de l’effort, en la détournant de son essence profonde, ou au contraire, enrichissent-ils cette pratique en renforçant les liens humains et en multipliant les sources d’inspiration ?


Entre l'élévation et l'asservissement, entre connexion numérique et déconnexion essentielle, cet article propose d’explorer les paradoxes de cette révolution numérique. Peut-on encore en effet préserver la pureté d’une pratique introspective, et dialoguer avec notre esprit, dans un univers où tout semble vouloir être quantifié et validé ?



Les réseaux sociaux : entre vitrine de la performance et piège de la comparaison


Les réseaux sociaux ont transformé la course à pied en une expérience sociale partagée, où la performance peut être instantanément valorisée ou discutée. Publier une photo de sa sortie ou partager son temps sur une course procure une satisfaction immédiate, renforcée par les "likes" et les commentaires positifs. Ce mécanisme repose sur le système de récompense du cerveau, impliquant la libération de dopamine, une hormone liée au plaisir et à la motivation. En cela, les réseaux sociaux agissent comme un moteur d’engagement pour de nombreux coureurs, offrant un espace de soutien et de reconnaissance sociale.


Selon une étude menée par Strava en 2022, 84 % des utilisateurs de la plateforme affirment que l’application les aide à rester motivés et à surmonter l’isolement, en particulier dans des sports solitaires comme la course à pied ou le vélo (1). Ce besoin de se sentir connecté et valorisé trouve ses racines dans des mécanismes biologiques, notamment l'ocytocine, une hormone sociale qui favorise les interactions humaines et la confiance mutuelle.


Cependant, cette dynamique de partage n’est pas sans effet pervers. Pour beaucoup, publier ses performances devient un moyen de labelliser son effort, donnant lieu à l’idée que "si ce n’est pas en ligne, ça n’a pas existé". Cette labellisation peut conduire à une quête excessive de validation sociale, où l’on cherche à se conformer à des standards implicites dictés par les performances des autres.


Des travaux de Bastien Soulé, sociologue du sport, montrent que les athlètes utilisent fréquemment les réseaux sociaux pour "fabriquer une image positive d’eux-mêmes", en masquant leurs échecs ou leurs moments de faiblesse (2). Par exemple, il n’est pas rare de voir des coureurs ne publier que leurs meilleurs temps ou de supprimer des données "imparfaites", comme une allure lente causée par un feu rouge ou une fatigue passagère.


Cette quête de perfection numérique favorise une comparaison incessante, souvent au détriment du bien-être. Certaines études en neurosciences ont démontré que cette exposition constante à des performances supérieures active des régions du cerveau associées au stress, comme l’amygdale (3). Résultat : une augmentation des niveaux de cortisol, l’hormone du stress, qui peut altérer le plaisir ressenti lors de l’effort et accroître le risque de plus grande charge mentale.


Si on prend le cas de coureurs amateurs utilisant des applications comme Strava ou Garmin Connect, ils peuvent ressentir une pression croissante à maintenir un certain niveau de performance, motivé non pas par leurs propres objectifs, mais par la peur de décevoir leur communauté en ligne. Ce phénomène a été observé chez plusieurs participants d’un programme d’entraînement collectif, où certains ont avoué "se forcer à courir même en cas de blessure légère" pour éviter de montrer des signes de faiblesse (4).


Un autre exemple frappant est celui des segments Strava, ces portions de parcours chronométrées qui incitent à battre des records locaux (comme les KOM). Bien que stimulants pour certains, ces classements créent une atmosphère de compétition parfois malsaine, où les utilisateurs se sentent obligés de performer à chaque sortie, au détriment de leur propre bien-être.


La pression sociale exercée par les réseaux peut modifier profondément la relation d’un coureur à sa pratique. Une étude publiée dans Psychology of Sport and Exercise en 2021 a montré que les athlètes les plus sensibles à la comparaison sociale rapportent un plus faible niveau de satisfaction après leurs entraînements (5). En d’autres termes, courir pour être vu ou validé peut éclipser le plaisir intrinsèque de l’effort.


Pour contrer cet effet, certains experts recommandent d’adopter des périodes de "déconnexion numérique", où l’on court sans appareil de suivi ni objectif de partage. Ces moments permettent de recentrer la pratique sur des sensations corporelles et des motivations personnelles. Par exemple, certains athlètes élites, bien qu’adeptes de l’analyse de données après leurs courses, prônent une approche intuitive pendant l’effort, où l’écoute de soi prime sur les outils numériques.


Les réseaux sociaux, bien qu’utiles pour motiver et connecter, nécessitent une utilisation réfléchie. La clé réside dans la capacité à tirer parti de leurs bénéfices tout en résistant à leurs pièges. Courir pour soi, sans céder à la comparaison incessante, est essentiel pour préserver le plaisir et la durabilité de la pratique. L’enjeu, au-delà des performances, est de redécouvrir une course authentique, ancrée dans l’instant présent et libérée des injonctions sociales.




L’ocytocine : l’hormone de la connexion et de la résilience


Souvent associée à l’amour et à l’attachement, l’ocytocine est bien plus qu’une "molécule de l’amour". Elle agit comme un puissant régulateur des interactions sociales et des réponses au stress. Produite dans l’hypothalamus et libérée dans le cerveau ainsi que dans la circulation sanguine, cette hormone joue un rôle clé dans la modulation des émotions, la réduction de l’anxiété, et même dans l’atténuation de la douleur. En contexte sportif, l’ocytocine révèle une facette fascinante : celle d’un levier de résilience physique et mentale.


Lors d’une course, en particulier dans les disciplines d’endurance comme l’ultra-trail, l’ocytocine est libérée en réponse à des interactions sociales positives. Les encouragements d’un spectateur, le sourire d’un concurrent ou un simple geste d’entraide, comme le partage d’eau dans une montée difficile, activent les circuits de l’ocytocine. Ces moments d’interaction déclenchent des mécanismes biologiques qui favorisent la résilience face à l’effort.


Des études montrent que l’ocytocine joue également un rôle dans la perception de la douleur. Une recherche publiée dans Neuron en 2016 a révélé que cette hormone, en agissant sur certains récepteurs du système nerveux, peut réduire la sensation de douleur jusqu’à 40 % (6). Cela explique pourquoi, dans des situations émotionnellement riches – comme une compétition en groupe ou un moment de partage intense entre coureurs – la douleur est souvent perçue comme plus supportable.


Les épreuves d’ultra-endurance offrent un exemple concret de l’impact de l’ocytocine dans un cadre sportif. Ces courses mythiques, connue pour ses défis physiques extrêmes, est également un théâtre d’interactions humaines remarquables. Les comportements altruistes – comme le soutien moral dans les montées, les parties difficiles (nuit), le partage d’équipements ou les mots d’encouragement – sont omniprésents. Ces échanges, bien que simples en apparence, déclenchent des boucles positives entre connexion sociale et endurance.


Une observation menée lors de l’édition 2019 de l’UTMB a montré que les coureurs ayant bénéficié d’interactions sociales positives rapportaient une diminution significative de leur perception de l’effort et une plus grande satisfaction globale après la course (7). Ces moments de partage activent les circuits de l’ocytocine, transformant ce qui pourrait être une épreuve solitaire en une aventure collective.


En réduisant les niveaux de cortisol – l’hormone du stress – et en favorisant un état de calme et de connexion, l’ocytocine agit comme un antidote naturel aux effets délétères du stress sur la performance. Par exemple, dans une étude publiée dans Psychoneuroendocrinology, les participants exposés à des stimuli sociaux positifs avant une tâche physique difficile ont montré une meilleure régulation de leur fréquence cardiaque et une perception réduite de l’effort (8). Ces résultats soulignent le rôle de l’ocytocine comme catalyseur d’endurance, où la connexion humaine devient un moteur aussi puissant que la préparation physique.


Dans un monde où la technologie tend à isoler les individus malgré une connectivité accrue, les sports d’endurance offrent une opportunité unique de renouer avec une forme de lien authentique. L’ocytocine, en agissant comme un "ciment émotionnel", rappelle que la performance individuelle peut être magnifiée par des interactions collectives. Ces moments d’entraide et de partage transcendent l’effort physique pour créer des souvenirs ancrés dans l’humain.


Pour les athlètes, intégrer des éléments favorisant la libération d’ocytocine peut avoir un impact direct sur leur résilience et leur plaisir à pratiquer. Participer à des entraînements en groupe, encourager ses coéquipiers ou même remercier un spectateur sont autant de gestes simples qui renforcent cette dynamique. En outre, des rituels comme des séances de gratitude collective ou des moments de célébration après une course peuvent amplifier ces effets bénéfiques, transformant une simple activité sportive en une expérience profondément humaine.




Trouver l’équilibre entre numérique et humain : une approche consciente de la course


Si les réseaux sociaux permettent de partager ses exploits, d’inspirer ou de s’informer, ils ne peuvent remplacer la profondeur des interactions humaines réelles. La camaraderie ressentie lors d’une sortie entre amis ou l’énergie du public qui encourage sur le bord des routes agit comme un puissant catalyseur d’émotions et de résilience. Ces moments, riches en connexions humaines, libèrent des hormones comme l’ocytocine, qui renforcent les liens sociaux et apaisent l’esprit. En revanche, les interactions numériques, bien que stimulantes, peuvent manquer de cette chaleur authentique, limitant leur impact sur notre bien-être global.


Pour retrouver une connexion plus authentique avec soi-même et avec les autres, il est essentiel d’intégrer des phases de déconnexion. En course à pied, cela pourrait signifier laisser de côté son téléphone ou sa montre connectée pour une sortie, et se concentrer uniquement sur ses sensations : le bruit de sa respiration, le rythme des foulées, ou encore la beauté de l’environnement qui nous entoure. Cette pratique favorise une immersion totale dans l’instant présent, réduisant le stress et augmentant le plaisir de courir.


Les neurosciences soutiennent l’idée que la pleine conscience, souvent cultivée lors de ces moments de déconnexion, améliore non seulement la résilience face à l’effort, mais aussi les performances. Une étude publiée dans Psychological Science a démontré que les athlètes qui pratiquent la pleine conscience perçoivent leur effort différemment et sont capables de maintenir une intensité plus élevée plus longtemps (9).


Certains athlètes élites en ultra-trail, incarnent parfaitement cet équilibre entre instinct et technologie. Pendant l’effort, ils privilégient l’écoute de leurs sensations, laissant le corps et l’esprit naviguer en harmonie avec l’environnement. Mais après ses courses, ils s’appuient sur des données collectées pour analyser et affiner les entraînements. Cette alternance entre intuition et analyse leurs permet non seulement d’optimiser les performances, mais aussi de conserver une approche profondément humaine et consciente de la course.


Cette démarche peut inspirer chaque coureur à trouver son propre équilibre. Il ne s’agit pas d’abandonner la technologie, mais de l’utiliser comme un outil complémentaire. Les données récoltées peuvent servir à mieux comprendre ses forces et ses faiblesses, mais elles ne doivent pas supplanter l’écoute de soi. La clé réside dans une relation symbiotique entre ces deux approches.


Le défi du coureur moderne est d’utiliser la technologie de manière éclairée tout en préservant la richesse des expériences humaines. Planifier des sorties en groupe, participer à des compétitions locales ou simplement partager un moment avec d’autres passionnés de course sont autant d’occasions de cultiver cette connexion humaine. Ces interactions renforcent la motivation intrinsèque et rappellent que le plaisir de courir ne réside pas uniquement dans les chiffres ou les classements, mais dans la joie de partager une aventure collective.


Conclusion : Courir entre humanité et technologie, un équilibre à cultiver


La course à pied, dans son essence la plus pure, est une invitation à redécouvrir notre humanité. Elle transcende les simples performances mesurées et les outils numériques pour devenir une exploration intime de nos forces, de nos limites et de notre capacité à avancer. Cependant, à une époque où la technologie et les réseaux sociaux s’immiscent dans nos pratiques, il est crucial de réexaminer notre rapport à ces outils.


Les réseaux sociaux, à l’image de tout progrès, sont ambivalents : ils peuvent être des sources d’inspiration et de connexion, mais aussi des vecteurs de pression et de déconnexion de soi. La labellisation de l’effort, encouragée par les plateformes, risque de transformer une pratique introspective en une quête constante de validation sociale. Pourtant, l’essence même de la course ne se trouve pas dans les "likes" ou les segments, mais dans ce dialogue intérieur entre le corps et l’esprit, où chaque foulée est une opportunité de mieux se comprendre.


La technologie, bien utilisée, offre une richesse d’opportunités : des outils pour analyser, optimiser et s’inspirer. Mais elle ne peut et ne doit remplacer le plaisir brut et spontané de courir, ce moment où l’on écoute son souffle, où l’on ressent la cadence de ses pas, et où l’on s’immerge dans la nature ou l’effervescence d’un groupe. Il ne s’agit pas de rejeter ces outils, mais de les intégrer avec discernement, en trouvant un équilibre entre leur apport analytique et la richesse des sensations immédiates.


L’ocytocine, cette hormone de la connexion, incarne parfaitement cette dualité. Libérée dans les interactions humaines réelles, elle nous rappelle que l’effort collectif et les liens sociaux sont des sources inestimables de force. Courir en groupe, partager une montée difficile, ou ressentir la ferveur d’un public illustre cette alchimie entre effort individuel et soutien collectif, un équilibre que la technologie seule ne saurait reproduire.


En définitive, la course à pied, enrichie mais non dictée par la technologie, est une métaphore de notre époque. Elle nous pousse à naviguer entre inspiration numérique et introspection personnelle, entre partage et solitude, entre progrès mesuré et plaisir instinctif. Le véritable défi est de transformer cette dualité en une complémentarité, de faire des outils numériques des alliés au service de notre humanité, et non des maîtres qui en altèrent la richesse.


Courir, c’est alors beaucoup plus que suivre un chemin ou franchir une ligne d’arrivée. C’est embrasser un parcours, à la fois physique et symbolique, où chaque pas nous rapproche un peu plus de ce que nous sommes réellement : des êtres en quête d’équilibre, de sens et de connexion. Une quête qui, paradoxalement, commence en mettant de côté les injonctions extérieures pour écouter la voix intérieure, celle qui guide nos foulées vers une harmonie durable entre corps, esprit et environnement.



Notes

(1) Strava Insights Report 2022. The Social Connection of Athletes.

(2) Soulé, B. (2020). Usages numériques pour l'exercice physique pendant et après le confinement. Université Claude Bernard Lyon 1.

(3) Eisenberger, N. I., & Lieberman, M. D. (2004). "Why rejection hurts: A common neural alarm system for physical and social pain." Trends in Cognitive Sciences, 8(7), 294–300.

(4) Étude qualitative sur les impacts des réseaux sociaux sur la motivation des coureurs, L-VIS, 2021.

(5) McDonald, J., & Thompson, R. (2021). "Social comparison and athlete satisfaction: The double-edged sword of digital performance tracking." Psychology of Sport and Exercise, 54, 101895.

(6) Eliava, M., et al. (2016). "A New Pathway for Oxytocin in the Regulation of Pain." Neuron, 89(6), 1291–1304. https://doi.org/10.1016/j.neuron.2016.02.009

(7) Rochat Nadège, Analyse énactive de l'activité en trail et ultra-trail : une approche multi-sourcing, Unicentre CH-1015 Lausanne 2017.

(8) Heinrichs, M., & Domes, G. (2008). "Social interaction, stress, and oxytocin." Psychoneuroendocrinology, 34(4), 437–447. https://doi.org/10.1016/j.psyneuen.2008.10.004

(9) Scott-Hamilton, J., Schutte, N. S., & Brown, R. F. (2016). "The role of mindfulness and self-compassion in psychological well-being and performance satisfaction in athletes." Psychological Science, 27(2), 123–132. https://doi.org/10.1177/0956797615618777


BIBLIOGRAPHIE

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Garfinkel, S. N., Seth, A. K., Barrett, A. B., Suzuki, K., & Critchley, H. D. (2015). Knowing Your Own Heart: Distinguishing Interoceptive Accuracy from Interoceptive Awareness. Biological Psychology,

L'interoception fait référence à la signalisation et à la perception des sensations corporelles internes. Nous validons une construction tridimensionnelle de l’interoception. Cela comprend : l'exactitude, la sensibilité et la conscience interoceptives (métacognition). Ces dimensions interoceptives représentent des processus interoceptives dissociables. La précision interoceptive sert de construction centrale (centrale).

Hibert, M. (2021). Ocytocine mon amour. Humensciences.

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McEwen, B. S. (1998). Stress, Adaptation, and Disease: Allostasis and Allostatic Load. Annals of the New York Academy of Sciences, 840(1), 33–44. https://doi.org/10.1111/j.1749-6632.1998.tb09546.x

Soulé, B. (2022). Usages numériques pour l'exercice physique pendant et après le confinement : Une recherche à méthode mixte. Université Claude Bernard Lyon 1.

Sterling, P., & Eyer, J. (1988). Allostasis: A New Paradigm to Explain Arousal Pathology. In Handbook of Life Stress, Cognition and Health (pp. 629–649). John Wiley & Sons.

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