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Photo du rédacteurEric Lacroix

Courir ou comment naviguer entre solitude et rassemblement


Il y a un fantasme courant dans l’esprit humain : celui d’une liberté absolue, totale.

En fait ce serait comme vivre sa vie comme on l’entend et ne dépendre de personne.


Mais le confinement et le manque cruel de rassemblements questionne davantage ce fantasme chez les coureurs à pied, car il interroge sur des ressentis profonds.


En effet être contraint de pouvoir courir sur un périmètre de 1km autour de chez soi ne pousse t-il pas au paroxysme d'un certain symptôme liberticide, en bref à un sentiment individuel de privation de liberté ?


En fait, au-delà du respect de certaines contraintes sanitaires indispensables, les décisions prises pour limiter la pratique de la course à pied semblent être dénouées de bon sens.


La pratique individuelle du running étant plutôt synonyme de bonne santé, car permettant de "booster" son système immunitaire, mais aussi de pouvoir agir sur son corps, sur son esprit, bref d'être bien.


La revendication de la fameuse "solitude du coureur de fond" n'a jamais autant présente, mais elle ne répond pas à la fameuse question : mais après quoi court-on ?


Nous voici au cœur du sujet.


On sait qu’en toute chose un bon coach mental nous dirait qu'il faut re-considérer une bonne formulation de nos objectifs. Car pour nous tous, passionnés de course à pied, cette question est l'essence même de notre motivation.


Pourquoi courir alors qu'une simple pratique quotidienne de gymnastique douce pourrait ainsi suffire à notre santé ?


La course à pied pour s'évader, s'émerveiller ...


Nous courons par un besoin vital, celui de nous évader, de nous mettre au vert, de nous immerger dans la nature.


Cette nature qui nous invite et qui prend soin de nous.


Courir c'est également se mettre au vert pour ne pas broyer du noir. C'est en quelques sorte la raison pour laquelle les courses en nature ou en Trail on eu progressivement un succès grandissant.


C'est comme si une volonté paradoxale de vouloir décélérer durant ce confinement se faisait sentir. En courant, plus rien, plus personne ne peut en fait nous atteindre. On se retrouve seul et cette solitude ne nous fait pas peur.


Par la force des choses, nous courons le plus souvent seuls, peut-être par goût d’une certaine solitude, très riche, parce que choisie.


On part alors à l’heure qui nous plaît, pour le temps que l'on veux, et rien ne nous empêche de l’écourter, ou de rallonger la sortie, selon nos sensations, mais aussi selon qu’il y ait de la pluie, du vent, le froid ou une chaleur écrasante.


De ce fait on court sans doute parce que l'on aime finalement vivre en toute liberté, sans contrainte, sans la moindre contrariété, préférant même au bavardage d’un compagnon les gazouillis des oiseaux ou la musique d’ambiance des feuilles balayées par le vent.


Faire face à une sorte de religiosité du temps (social) décéléré.


Cela va même jusqu'à pousser à la recherche d'une solitude extrême dans l'ultra distance, sorte d'idéologie du coureur 2.0 du XXIème siècle.


Comme l'évoque Romain Rochedy dans son analyse de l’ultra-trail: pour certains la pratique de l'ultra distance peut même, au-delà d'un mode de vie, devenir un aspect de la personnalité du coureur.


"L’aventure, l’extrême, le temps de prendre son temps deviennent des éléments caractérisant un lifespirit. Nous entendons, par ce terme, l’expression d’un esprit de l’ultra qui déborde largement le temps et l’espace de la pratique elle-même. Chaque temps, de loisir, familial/amical, professionnel est entièrement dédié à la réalisation de ce lifespirit.

Bien au contraire on se sent même s'appartenir complètement. Si on le souhaite on peut être coupé de tout, sans portable, sans technologie. Cet état temporel est magique !"


Pouvoir s'émerveiller de choses simples, de la nature


J'aime faire preuve d'une grande naïveté et affirmer que le spectacle de la nature est certainement une source d’émerveillement qui me pousse également à courir.


Cet émerveillement devant la nature sauvage, ne régle pas la crise écologique, mais il engendre une certaine prise de conscience et le respect de certains principes simples.


La beauté du monde et de la vie sous toutes ses formes doit ainsi nous encourager à garder les yeux ouverts sur les inégalités et le dérèglement climatique. Se faisant, l’émerveillement de la course à pied nous inspire et doit nous motiver à agir vers un monde plus altruiste.


Comme l'évoque Nicolas Santolaria: cette base peut ainsi utiliser les réseaux sociaux pour diffuser des normes sociales positives, exercer une influence douce, une forme de « nudging » climatique et de changement.



Il y a une ivresse de la course, une sensation formidable de légèreté qui récompense des commencements toujours pénibles, quand le corps mis au pas s’habitue à l’effort.

Un désir de se rassembler, un besoin de convivialité


Malgré la volonté de courir seul, il est certain qu'en chacun de nous existe aussi un puissant désir de courir non plus seul, mais avec les autres, ensemble, en groupe. C’est un besoin irrépressible qui nous vient du fond des âges.


Comme le citait Noël Tamini dans une revue Spiridon : « Les hommes se sont mis à courir en foule dès que les églises se sont vidées... ».


Comme pour trouver du sens à notre vie, nous avons donc cherché des nouveaux rituels, comme celui tout d'abord de refuser d’accepter sans mot dire les ordres et les diktats, d’où qu’ils viennent de notre fédération.


Le mouvement du hors stade, et donc du Trail désormais très à la mode à pu naitre de ce refus.


Ainsi une grande majorité de la famille du running a fini par quitter les stades, ces enceintes à ciel ouvert, sorte "d'églises de l’Athlétisme" car ils ont préféré courir en liberté, et tout naturellement dans la verdure de la campagne, dans l'immensité montagneuse d’un trail.


L'appartenance à la famille du running ne peut donc se passer de ce rituel combatif historique, et c'est sans doute pourquoi elle se sent altérée dans une période sanitaire où on la prive en quelque sorte de ses prérogatives.

Ne nous privez pas de nos rituels collectifs


Les recherches en psychologie montrent que des relations fortes avec les autres sont essentielles à notre bonheur et à notre équilibre, même si elles imposent bien sûr une part de contrainte. Mais sur la nature de ces relations et de ces rituels, nous ne devons pas nous tromper.


En effet il est indispensable que l'on puisse se réunir en chair et en os, et non de manière virtuelle. Ainsi l'empathie et la résonance émotionnelle sont beaucoup plus efficaces et puissante en live que remplacée par du "distanciel", même high tech.


C'est pourquoi les défis ou les KOM sur Strava ne remplaceront jamais un bon rassemblement sur une épreuve ou une grande classique.


Une vie plus longue grâce au lien social ?


La meilleure preuve de l’importance du lien social est peut-être ce constat tout simple : bien entourés, nous pourrions vivre plus longtemps.


Dans une étude, Lisa Berkman, de l’École de santé publique de Harvard, a suivi environ 7 000 personnes âgées sur une période de neuf ans. Elle a constaté que les personnes âgées qui avaient peu de relations sociales avaient trois fois plus de risques de mourir pendant la durée de l’étude que les autres, toutes choses égales par ailleurs en termes de consommation de tabac, d’alcool, ou d’autres vulnérabilités connues.


Tous les types de liens étaient protecteurs : les participants vivant seuls mais impliqués dans une association présentaient une moindre mortalité, tout comme ceux qui étaient en couple mais sans engagement associatif.

Nous avons donc vraiment besoin d'un bain de foule


Nous courons certes par hygiène de vie, mais surtout par plaisir, parce que nous aimons ça, en donnant plus de vie aux années qui passent.


Nous courons aussi pour nous mettre au vert, et pour pas cher, afin de nous aérer l’esprit, ou, si l’on préfère, pour nous rafraîchir les neurones.


Dans ce but, nous courons seuls, ou en compagnie, selon l’humeur du jour et notre emploi du temps.


Mais comme l'a écrit Albert Memmi :"nous faisons corps avec la bête collective, laquelle, bon gré malgré, nous entraîne. Cette immersion n’est pas sans profit. Rien n’est plus triste, dit-on, que de boire seul du mauvais vin. La fête est théâtrale ; la communion nous réjouit et nous distrait de nous-mêmes. "


Si, en ce moment de crise sanitaire, vous avez envie d’un bain de foule, allez donc en grande surface "masqué", mais, après, douchez-vous... Mais la meilleure douche, c’est bien connu, est celle qui suit la course, n'est-ce pas ?


Donc vivement des jours meilleurs pour savourer tous les avantages de la course à pied, et les bienfaits qu'elle nous procure.


Restons donc positifs et optimistes, nos bonnes ondes finiront par alimenter le flux quantique de la communauté des "runners en colère".


Références:

Romain Rochedy, Analyse d'un espace de décélération : l'exemple de l'ultra-trail, De Boeck Sup., Revue STAPS, 2015

Sébastien BOHLER, Où est le sens ? Editions Robert LAFFONT, 2020

Albert Memmi (1920-2020), "défenseur des dominés", dans sa grande solidarité avec les dominés s’est toujours illustré par sa lutte contre le préjugé, d’où qu’il vienne. Tous les faibles, au lieu de se combattre, vainement et stérilement, devraient s’unir contre leur ennemi commun, les forces du Chaos. Partisan de la Fraternité, il avait théorisé les notions d'«identité», d'«aliénation», de «dépendance», par Amadou Bal BA : lien Médiapart

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