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Course à pied et sensations : quand l’intéroception change tout

Photo du rédacteur: Eric LacroixEric Lacroix


"Ce n’est pas les jambes qui nous mènent au bout du chemin, mais la force intérieure que nous cultivons à chaque pas." – Haruki Murakami


Par Éric LACROIX, le 14/01/2025

Il y a quelques mois, lors de la Diagonale des Fous en octobre 2024, Mathieu Blanchard marquait les esprits en remportant une victoire sensationnelle qu’il décrit encore aujourd’hui comme « la plus belle de [sa] carrière ». Pourtant, il s’élançait avec des doutes profonds, affaibli par une blessure à l’UTMB et une santé vacillante. Ce qui aurait pu être une épreuve insurmontable est devenu pour lui une véritable métamorphose. En choisissant de renoncer à la quête obsessionnelle de performance, il s’est reconnecté à ses sensations, à son corps, et à l’essence même de la course : une aventure intérieure.


Dans un monde où les records et les performances dominent, comme le prouvent les récents exploits sur des distances mythiques telles que les 10 km de Valence, la course à pied s’apparente souvent à une quête effrénée de résultats. Mais ces chiffres éclipsent une dimension fondamentale : notre relation intime avec les signaux que nous envoie notre propre corps.


L’intéroception, cette capacité à percevoir et interpréter les informations internes, propose une approche radicalement différente : courir non pas pour prouver, mais pour ressentir.


@Olivier VIN
@Olivier VIN

Cet article explore comment cette faculté, associée aux principes de l’allostasie, peut transformer la pratique de la course à pied. Une invitation à transcender la performance pour renouer avec l’essence du mouvement et retrouver un équilibre entre corps et esprit.

La perception : une interprétation du réel


La perception n'est pas une copie exacte du réel, mais une interprétation construite par notre cerveau. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce que nous voyons, entendons ou ressentons n'est jamais un reflet brut du monde extérieur. Notre cerveau fonctionne comme un filtre actif, intégrant en permanence des signaux provenant de nos sens et les combinant à nos expériences passées, nos émotions et nos attentes. Cette capacité à interpréter et anticiper le réel constitue un atout pour notre survie, mais elle peut aussi biaiser notre perception.


En neurosciences, cette notion est soutenue par la théorie du "cerveau prédictif", développée par des chercheurs comme Karl Friston (2010). Selon cette théorie, le cerveau ne se contente pas de recevoir passivement les informations sensorielles : il génère en permanence des prédictions sur le monde extérieur et ajuste ces prédictions en fonction des signaux sensoriels entrants. Ce processus d'ajustement, appelé "inférence active", est essentiel pour naviguer dans des environnements complexes (1).


Dans la pratique de la course à pied, ce mécanisme est omniprésent. Lorsque vous courez, votre cerveau ajuste votre allure, votre posture et votre respiration en fonction d'une multitude d'informations : le rythme cardiaque, la tension musculaire, la température corporelle, ou encore la qualité du terrain. Ces ajustements se font souvent de manière automatique, sans que vous en soyez pleinement conscient. Par exemple, sur un terrain accidenté, le cerveau anticipe les risques de chute en ajustant votre posture avant même que vous ne posiez le pied. Des études, comme celles de Noë (2004) sur la perception en mouvement, montrent que ce processus d'ajustement est profondément ancré dans notre biologie et repose sur une interaction constante entre le corps et l’environnement.


Cependant, une focalisation excessive sur des paramètres externes, comme le chrono ou la distance parcourue, peut interrompre ce dialogue subtil entre le corps et l'esprit. Vous risquez alors de déconnecter votre esprit de vos sensations corporelles, ce qui peut non seulement limiter vos performances, mais aussi accroître le risque de blessure. Par exemple, un coureur qui ignore les signaux de fatigue ou de douleur pour maintenir un rythme imposé par sa montre connectée risque de dépasser ses limites physiologiques et de provoquer des lésions.


Certaines études en neurosciences nous montrent également que le cerveau traite différemment les signaux en fonction du contexte. Une étude menée par Craig (2009) sur la perception de la douleur a révélé que les sensations douloureuses sont modulées par des facteurs émotionnels et attentionnels. Par exemple, une douleur ressentie pendant une compétition peut être perçue comme un signe de progression ou un simple inconfort temporaire. Hors contexte sportif, cette même douleur pourrait être interprétée comme un symptôme à surveiller.



Cette capacité à réinterpréter les sensations est une force, mais elle repose sur une écoute fine de son corps et une compréhension des signaux qu'il envoie.

Revenir à une perception consciente est un exercice qui nécessite du temps et de l'attention. Les pratiques comme la pleine conscience, les scans corporels ou la méditation en mouvement peuvent vous aider à rétablir ce dialogue perdu. Ces exercices permettent de cultiver une écoute attentive et bienveillante envers son corps, sans jugement ni objectif de performance immédiate. Une étude de Kabat-Zinn (1990) sur la pleine conscience a montré que cette pratique réduit le stress et améliore la régulation émotionnelle, des bénéfices qui peuvent être directement appliqués à la course à pied.


Dans la course à pied, adopter cette approche signifie courir pour ressentir plutôt que pour atteindre un résultat précis. Cela peut impliquer de ralentir l'allure pour être plus attentif à votre respiration, ou encore de varier les terrains pour explorer comment votre corps s'adapte aux changements. Prenons l'exemple de Kilian Jornet, légende du trail, qui prône une approche intuitive de l'effort. En se fiant à ses sensations plutôt qu'à des données purement techniques, il parvient à maintenir une harmonie entre son corps et son esprit, même dans les conditions les plus extrêmes. Cependant l’exemple de Kilian est aussi paradoxal car il incarne cette connexion entre intuition et analyse. Pendant l’effort, il s’appuie principalement sur ses sensations pour ajuster son rythme et son intensité. Mais, après chaque séance, il analyse en détail les données collectées pour confronter ses ressentis à des métriques objectives. Cette approche cyclique, qui alterne ressenti immédiat et évaluation post-effort, lui permet d’affiner constamment sa perception et ses stratégies d’entraînement. Ainsi, les données post-effort incluent des mesures telles que la fréquence cardiaque, la variabilité du rythme cardiaque ou encore les paramètres de puissance, que Kilian utilise pour corroborer ses ressentis et ajuster ses entraînements futurs.


L'intéroception, cette capacité à percevoir les signaux internes comme les battements de votre cœur ou la tension de vos muscles, joue un rôle clé dans ce processus. Elle vous offre un accès direct à votre état physique et émotionnel, vous permettant de mieux comprendre ce dont votre corps a besoin à chaque instant. Des recherches de Sarah Garfinkel (2015) ont démontré que les personnes ayant une meilleure conscience de leurs signaux internes sont également plus aptes à gérer le stress et à prendre des décisions éclairées. En cultivant cette conscience, vous pouvez transformer chaque séance de course en une expérience sensorielle unique, où la performance n'est plus une fin en soi, mais une conséquence naturelle d'une meilleure connexion à vous-même.


Source @Trends in Neurosciences
Source @Trends in Neurosciences

Allostasie : anticiper plutôt que réagir


L’allostasie est un concept clé pour comprendre comment notre corps maintient son équilibre face aux défis de la vie quotidienne, et plus particulièrement dans des activités intenses comme la course à pied. Introduit par Sterling et Eyer (1988), ce concept dépasse l’homéostasie en mettant l’accent sur une régulation proactive, où le corps anticipe les besoins énergétiques et physiologiques avant même qu’un déséquilibre ne survienne. Contrairement à l’homéostasie, qui vise à réagir pour rétablir un état stable après une perturbation, l’allostasie repose sur la capacité d’anticiper les conditions environnementales et d’intégrer les expériences passées pour s’adapter en temps réel (McEwen, 1998).


En course à pied, ce mécanisme se traduit par une gestion fine de l’effort. Par exemple, lorsque vous vous apprêtez à gravir une colline, votre cerveau anticipe l’augmentation de la demande en oxygène et ajuste le rythme cardiaque et la respiration en conséquence. Ce processus d’ajustement, souvent inconscient, repose sur des prédictions basées sur vos expériences antérieures et les signaux envoyés par vos muscles, vos tendons et votre système nerveux (Sterling, 2004). Ainsi, l’allostasie vous aide à optimiser vos performances tout en préservant vos réserves énergétiques.


Cependant, cette capacité d’anticipation peut être biaisée par une mauvaise écoute des signaux corporels ou par des attentes irréalistes. Un coureur trop focalisé sur des objectifs ambitieux, comme battre son record personnel, peut ignorer les signaux d’alerte envoyés par son corps, comme une douleur croissante ou une fatigue inhabituelle. Ce décalage entre les besoins réels du corps et les prédictions du cerveau peut conduire à un épuisement prématuré ou à des blessures.


Pour tirer pleinement parti des mécanismes allostatiques, il est crucial de développer une écoute attentive de ses sensations. Cela implique de prêter attention aux variations subtiles de son rythme cardiaque, à la qualité de sa respiration ou encore aux tensions musculaires. Par exemple, apprendre à ralentir son allure lorsque l’on sent une fatigue inhabituelle, ou à ajuster sa posture pour réduire une gêne, peut prévenir des déséquilibres plus graves. Cette approche proactive permet non seulement d’améliorer ses performances, mais aussi de courir de manière plus durable et plus saine (2).


L’allostasie s’appuie également sur des stratégies d’entraînement adaptées. Intégrer des séances de récupération active, travailler sa capacité à reconnaître les signes de surmenage ou encore adapter son alimentation en fonction de l’intensité des entraînements sont autant de moyens de soutenir les mécanismes allostatiques (Sapolsky, 2004). Ces ajustements ne sont pas des signes de faiblesse, mais au contraire des preuves de robustesse et de maturité dans la pratique sportive.


En adoptant une vision plus allostatique de la course à pied, le coureur peut transformer son expérience en un véritable dialogue entre le corps et l’esprit. Chaque foulée devient alors une opportunité d’explorer ses limites, non pas en les imposant, mais en les respectant. Cette approche ouvre la voie à une pratique plus intuitive, où l’effort n’est plus un combat contre soi-même, mais une collaboration harmonieuse entre anticipation et action.


Vers une approche plus consciente de la course


Adopter une approche plus consciente de la course à pied, c’est replacer le corps et les sensations au cœur de l’expérience. Plutôt que de courir avec l’objectif constant d’améliorer ses performances ou de battre un record, cette perspective propose une exploration plus introspective et sensorielle, où chaque foulée devient un moment d’écoute de soi.


L’intéroception joue ici un rôle fondamental. Cette capacité à ressentir les signaux internes de son corps, qu’il s’agisse d’un rythme cardiaque accéléré, de la tension musculaire ou de la régulation de la respiration, permet de mieux comprendre et anticiper ses besoins. Par exemple, un coureur attentif à son corps sera capable de détecter une fatigue naissante avant qu’elle ne devienne handicapante, ou de ralentir lorsque la respiration devient trop rapide. Ces ajustements, souvent subtils, sont la clé d’une pratique sportive durable et épanouissante.


Des études scientifiques, comme celles de Sarah Garfinkel sur l’intéroception et la régulation émotionnelle, ont montré que les personnes ayant une meilleure conscience de leurs signaux corporels étaient également plus aptes à gérer le stress et les défis. Dans le contexte de la course à pied, cette capacité se traduit par une meilleure gestion de l’effort, une diminution du risque de blessure et une plus grande satisfaction générale.


Prenons l’exemple de certains coureurs d’ultra-trail qui privilégient une approche intuitive de l’effort. En s’appuyant sur leurs sensations plutôt que sur des données purement techniques, ils parviennent à maintenir une harmonie entre leur corps et leur esprit, même dans des conditions extrêmes. Cette connexion profonde avec eux-mêmes leur permet d’adapter leur rythme à chaque situation, qu’il s’agisse de monter une pente abrupte ou de traverser une plaine exposée au vent.


Concrètement, comment adopter cette approche ? Il s’agit avant tout d’un changement de perspective. Plutôt que de se concentrer uniquement sur des objectifs externes, comme la vitesse ou la distance, le coureur peut apprendre à prêter attention à ses ressentis corporels. Des exercices simples, comme courir en silence pour mieux écouter sa respiration ou intégrer des séances de pleine conscience après l’entraînement, peuvent aider à développer cette écoute intérieure.


Enfin, cette approche consciente ne se limite pas à l’individu. Elle peut également transformer la manière dont nous percevons la course à pied en tant qu’activité collective. En partageant ces moments de connexion avec d’autres coureurs, nous créons des liens plus profonds, fondés sur une compréhension mutuelle et une reconnaissance des efforts de chacun.


En mettant l’accent sur l’intéroception et une écoute attentive de son corps, la course à pied cesse d’être une simple accumulation de kilomètres pour devenir une véritable pratique introspective. Chaque foulée devient alors un acte de découverte de soi, où l’harmonie entre le corps et l’esprit ouvre la voie à un épanouissement durable, tant sur le plan physique que mental.


@Olivier VIN
@Olivier VIN

Conclusion : La course à pied est-elle une quête d’équilibre et de découverte de soi ?


La course à pied, enrichie par l’intégration de l’intéroception et des principes d’allostasie, transcende la simple notion de performance. Elle devient une pratique où l’harmonie entre le corps et l’esprit guide chaque pas, transformant l’effort physique en un voyage introspectif. En réorientant notre attention vers les signaux subtils que nous envoie notre corps, nous redécouvrons le plaisir fondamental de courir, non pas pour accumuler des records, mais pour savourer chaque instant de l’expérience.


Les pistes explorées ici invitent à une approche plus consciente et équilibrée de la course à pied. En écoutant votre souffle, vos tensions musculaires, votre battement de cœur, vous pouvez rétablir un dialogue profond avec vous-mêmes. Ce cheminement, à la fois physique et spirituel, ouvre une perspective nouvelle sur ce que signifie réellement courir : une manière de mieux se comprendre, de respecter ses limites et d’honorer la richesse de notre être. Ainsi, la course à pied cesse d’être une quête extérieure pour devenir une véritable célébration de notre humanité.


(1) Cette capacité à interpréter et anticiper le réel, essentielle à notre survie, peut être éclairée par la théorie bayésienne du cerveau. Selon cette approche, notre cerveau fonctionne comme une machine bayésienne, intégrant les observations sensorielles et les croyances préalables pour générer des inférences probabilistes sur le monde (Friston, 2010). Ce mécanisme d’interprétation est donc également soutenu par le modèle de perception active développé par Gibson, qui met en avant l’interaction entre l’organisme et son environnement dans une dynamique écologique.

(2) En extrapolant ce concept à l’entraînement, on pourrait considérer la proprioception comme une forme d’allostasie appliquée au mouvement. En effet, les mécanismes proprioceptifs permettent d’anticiper les ajustements nécessaires pour maintenir un équilibre dynamique, en fonction des exigences du terrain ou des variations de l’effort. Cette idée s'inscrit dans une réflexion plus large sur la capacité du corps à anticiper les besoins, reliant ainsi les mécanismes sensoriels à une gestion proactive de l'effort.


Bibliographie

Clark, A. (2015). Un cerveau pour agir : prédiction, action et esprit incarné. Editions Matériologiques. (Titre original : Surfing uncertainty: prediction, action, and the embodied mind).

Craig, A. D. (2009). How do you feel? Interoception: the sense of the physiological condition of the body. Nature reviews neuroscience, 10(1), 59–70. https://doi.org/10.1038/nrn2555

Damasio, A. (1994). L'erreur de Descartes : la raison des émotions. Odile Jacob.

Friston, K. J. (2010). The free-energy principle: a unified brain theory? Nature reviews neuroscience, 11(2), 127–138. https://doi.org/10.1038/nrn2787

Garfinkel, S. N., Seth, A. K., Barrett, A. B., Suzuki, K., & Critchley, H. D. (2015). Knowing your own heart: distinguishing interoceptive accuracy from interoceptive awareness. Biological psychology, 104, 65–74. https://doi.org/10.1016/j.biopsycho.2014.11.004

Gibson, J. J. (1979). L'approche écologique de la perception visuelle. Flammarion. (Titre original : The ecological approach to visual perception).

Kabat-Zinn, J. (1990). Full catastrophe living: using the wisdom of your body and mind to face stress, pain, and illness. Delacorte Press.

Körner, A., & Garfinkel, S. N. (2020). Interoception in the brain: how body signals map into felt emotions. Current opinion in behavioral sciences, 36, 56–62. https://doi.org/10.1016/j.cobeha.2020.06.005

McEwen, B. S. (1998). Stress, adaptation, and disease: allostasis and allostatic load. Annals of the New York Academy of Sciences, 840(1), 33–44. https://doi.org/10.1111/j.1749-6632.1998.tb09546.x

Noë, A. (2004). Action et perception. Vrin. (Titre original : Action in perception).

Sapolsky, R. M. (2004). Pourquoi les zèbres ne développent pas d’ulcères : le stress, ses causes et ses effets. Editions Robert Laffont.

Sterling, P., & Eyer, J. (1988). Allostasis: a new paradigm to explain arousal pathology. In Handbook of life stress, cognition and health (pp. 629–649). John Wiley & Sons.

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