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Photo du rédacteurEric Lacroix

Le Grand Raid de La Réunion, une alchimie entre souffrance et joie

Dernière mise à jour : 25 oct. 2022




"Je me demande si aujourd'hui, lassés du fantastique, nous ne serions pas davantage émerveillés par l’authentique." Dehors, la tempête, Clémentine Mélois

Photo : Mickaël Mussard


Nous venons de vivre une édition toujours folle du Grand Raid 2022 pour un trentième anniversaire, et elle suscite toujours autant d'engouement. En effet, cette épreuve déclenche des sentiments vrais, elle fait tomber le masque car elle est aussi gage de simplicité, de sincérité entre les divers acteurs. Elle transcende en quelque sorte les individus qui la composent.


Mais comment en est-on arrivé à cette merveilleuse alchimie qui mélange joie et souffrance ?


Pourquoi le Grand Raid de La Réunion attire t-il autant les coureurs de tous horizons malgré son caractère extrême ?


Située en plein coeur de l'Océan Indien, et à plus de 9000 kilomètres de la Métropole, l’île de La Réunion ressemble en fait à un joli caillou posé sur la mer. Le contour de l’île est à peu près plat et bordé de quelques plages.

Ce qui caractérise son patrimoine c’est bien le relief montagneux qui regorge de pitons, de cirques et de ravines, sans oublier le volcan de la Fournaise encore en activité.


L'identité de La Réunion est donc marquée principalement par une histoire et une géographie fortement liées à la montagne. Ainsi dans ces espaces magnifiques de cette île encore jeune et en érosion perpétuelle, cette configuration géographique particulière permet à ses habitants une véritable pratique du trail dans des espaces naturels appropriés.


Lorsque l'on évoque le Grand Raid, l'île de La Réunion fait partie de ces départements français « pilotes », où les épreuves de course de montagne et de trail sont nombreuses et variées. C’est en quelque sorte un véritable laboratoire du trail.


Quoi qu'il en soit sur la nature même de la pratique courue en compétition, qu’elle soit courte ou longue, le nombre d'épreuves de Trails à La Réunion s'est fortement accru depuis les années 1990, jusqu’à atteindre plus de 60 courses par an.


"C'est seulement les gens qui ne marchent pas qui croient que marcher est pénible" ... (Gaston Rébuffat)

En fait, la randonnée pédestre et les courses de montagne sont, à partir des années 1990, très prisées par les créoles d'un certain âge (plus de 30 ans) qui viennent partager une culture de l'effort et s'y ressourcer. Ces activités semblent perpétuer une tradition de dépense énergétique liée à leur enfance rustique dans les « Hauts » et expriment aussi de plus en plus un besoin d'évasion du monde urbain dans lequel la majorité vit aujourd'hui.


En effet, on peut penser que, dans leurs repaires de montagne, les « Noirs marrons » se livraient à des exercices d'entraînement au combat pour parer à toute éventualité d'incursion des détachements de « chasseurs de Noirs », qui, depuis l'initiative de La Bourdonnais, les traquaient impitoyablement. On peut supposer également qu'ils péchaient et chassaient afin d'assurer leur subsistance.


Ajoutons à cela les courses dans les montagnes, en terrain vierge, qui font certainement des « Noirs marrons » les premiers vainqueurs des pics inaccessibles de Bourbon. De nombreux sommets portent les noms de ces pionniers malgré eux: Cimendef, Anchain, Benare, Dimitile.


La culture étant la somme de nos comportements, la légende semble donc se perpétuer au XXème siècle où le groupe créole est davantage représenté dans les sports d'affrontement direct à dominante énergétique ou de force, dans lesquels les idéologies traditionnelles et communautaires s'expriment. Et dans cette société tournée de plus en plus vers le loisir, le temps libre consacré à la pratique sportive prouve en quelque sorte l'enracinement spécifique de certaines activités physiques dans la culture créole et notamment dans les épreuves énergétiques (1).


Ces propos liés au potentiel génétique (et mémétique) se retrouvent ainsi dans les mémoires de Michel Debré, qui, au cours des années 1960 suggérait de détecter des marathoniens de talent sur l'île de La Réunion sous prétexte d'un potentiel extraordinaire :

« Les jeunes de Cilaos, Mafate, de Grand Îlet sont habitués dès leur plus jeunes âges à de longues marches, exécutées avec une rapidité singulière : j'avais espéré que l'un d'eux, un jour, pourrait être choisi pour le marathon olympique. Il n'en fut rien - au moins jusqu'à présent. Une préparation bien étudiée et bien appliquée pourrait permettre un meilleur résultat. »


La transition vers la course nature s'est donc opérée naturellement, le trail étant en quelque sorte le prolongement de ces déplacements naturels. L’état d’esprit dans lequel est née cette pratique liée à la montagne n’a fait que renforcer son enracinement, allant plus à l'encontre d’une acculturation athlétique et certainement plus proche d'une certaine spiritualité sur une île très croyante.


Aller en montagne nous emporte en effet dans un monde plus intime, sorte de paradoxe entre s’écraser devant la grandeur des cirques ou s’élever lorsque l'on passe au sommet d'un col. Contraste qui nous ramène à des sentiments, à des émotions.

photo: Pierre Marchal


Les premières courses de montagne à La Réunion


La première course de montagne réunionnaise est organisée par la Maison de la Montagne en 1988. Il s’agit du cross du Piton des Neiges, jumelé avec le cross du Mont-Blanc à Chamonix.


Ce cross du Piton des Neiges est en fait organisé à l'initiative de gendarmes retraités, Jean Jacques Mollaret et Roger Fagonde, guides de haute montagne de Chamonix qui sont de passage à La Réunion. La Maison de la Montagne s’associe à cette opération avec un double objectif : « mieux faire connaître aux Réunionnais leurs montagnes, la qualité et la beauté des sites touristiques et valoriser le potentiel sportif de la population des Hauts. » Pari gagné !


Ainsi, et afin de répondre à l'engouement grandissant des Réunionnais pour la course de montagne, de nombreuses communes, organisent des compétitions. Certaines courses vont par ailleurs récolter une renommée nationale, voire internationale, comme la course de la Trans-Dimitile qui fera office en 1998 de support de la Coupe du monde de course de montagne (Raymond FONTAINE, le coureur local, y obtient par ailleurs le titre en junior).


Après une première édition réussie du « Cross du Piton » en 1988, Jean-Jacques Mollaret propose à Roger Fagonde un projet grandiose, celui de mettre en place une course qui traverse l’île : « nous nous sommes mis devant les cartes et avons étudié un tracé possible. Ainsi la « Marche des Cimes » prenait forme. Le départ devait se faire au « Barachois » et relier la « Pointe du Tremblet (2) »


Avec Roland Bigez et un jeune garçon de Chamonix, ils expérimentent ce parcours tous les quatre. Le départ s’effectue à Saint-Denis, devant le “Barachois” à 17 heures. En réalité, Jean-Jacques Mollaret cherche avant tout à savoir si ce projet est réalisable et leur demande donc de tester en temps réel cette grande traversée. L’aspect compétitif n’étant pas bien perçu, peu de personnes ne savent pas si quelqu’un peut réaliser cette traversée gigantesque, ni dans quel temps elle peut être effectuée.


Les propos de Roger Fagonde nous en disent plus sur cette véritable aventure humaine:

« Il nous fallait absolument établir un temps de base. Après une nuit épouvantable de juin, sous la pluie et le froid, notre équipée nous emmena à Cilaos à 11h (départ à 17h la veille).

Crevés, nous l’étions.


Plus tard je repartais avec Jean-Jacques à minuit et toujours sous la pluie et le froid. Je peux dire que j’en ai bavé. Jean-Jacques marchait devant sans m’attendre (premier contact route nationale de la Plaine des Cafres, puis ensuite vers le volcan, pour finir par la descente vers le Tremblet).


Je lui en voulais beaucoup...


Vers 10 h, nous touchions au but, mais ne pouvant plus marcher je me suis assis à la première boutique pour déguster une merveilleuse « dodo », la bière locale. Par la suite je ne pouvais plus me relever. Il a fallu me porter dans la voiture.


Alors que j’essayais de récupérer un peu, un gars me demandait :

« D’où venez vous ? ».

« Nous sommes partis de St-Denis, et nous voilà... »

« Ils sont fous ces Z’oreil“ me dit-il ... »


Quand on voit aujourd’hui le nombre de Réunionnais qui participent, quel chemin parcouru au niveau des Esprits et des Hommes ».


1989, La Marche des Cimes, prémices d'une grande épreuve !

Afin de créer l’événement de « La Marche des Cimes », Jean Jacques et Roger cherchent alors une personne qui sache communiquer et gérer une organisation. C’est à ce moment que Jean-Jacques prend l’initiative de contacter Didier Lemehaute qui sera le principal organisateur de cet événement pendant plusieurs années, appelé à l’époque la « Grande Traversée ». Pour Roger Fagonde, Didier Lemehaute fût un grand organisateur, dynamique et amical.


La première édition de la Marche des Cimes voit donc le jour le 28 octobre 1989.


Les « temps de base » de Roger Fagonde sont respectés et selon lui, tiennent toujours, bien que la qualité des sportifs ait été tirée vers le haut.


L’épreuve du Grand Raid s’est depuis cette époque fortement enraciné sur l’île de La Réunion. Car quelle- que-soit sa dénomination, la « Marche des Cimes » en 1989 (112 km pour 5400 m de dénivelé), la « Grande traversée » jusqu’en 1993 (entre 124 et 134 km avec environ 6500 de D+), la « Course de la pleine lune » jusqu’en 1995, puis désormais la « Diagonale des fous », le Grand Raid de La Réunion n’en demeure pas moins une course exceptionnelle que tout Réunionnais doit concourir.


D’ailleurs, cela fait bien souvent partie du quotidien sportif de nombreux Réunionnais et Réunionnaises qui l’intègrent comme un mode de vie, ou comme un challenge sportif que tout coureur de montagne doit réaliser au moins une fois dans sa carrière.


Le dépassement de soi, certes, mais la santé également

Comme le soulignent de nombreux coureurs locaux, le Grand Raid doit rester une épreuve extrême, une épreuve qui se mérite. C’est un paradoxe que souligne par ailleurs d'autres coureurs qui souhaitent découvrir cette aventure. Car malgré l’allongement de la distance et l’augmentation du dénivelé, qui peuvent paraître comme des éléments favorisant une pratique élitiste (3), les coureurs ne cessent de s’y inscrire.


Mais les limites de l’extrême sont certainement atteintes en 2012 lorsque Kilian Jornet gagne la course en 26h33’, un temps très long passé dans les sentiers jamais dépassé à ce jour par un vainqueur du Grand Raid.


Le comité d’organisation saisi l’urgence d’une certaine prise de conscience en proposant également d’autres courses sur des formats plus courts (Mascareignes, Trail de Bourbon, relais Zembrocal) ; tout comme la volonté récente d’améliorer les barrières horaires de la Mascareignes, épreuve qui a souffert de la rapidité des postes de ravitaillement et qui a mis hors-délai bon nombre de coureurs voulant découvrir un avant-goût de l’extrême.



Les enjeux du Grand Raid

Selon Thierry Simon (3), géographe, « la « diagonale des fous » sʼinscrit désormais dans une pratique sportive « mondialisée » et qui, par ailleurs, est devenue aussi un enjeu économique et commercial important.


Ainsi, lʼéquipement a évolué très rapidement au fil des années, vers une technicité de plus en plus poussée (matériaux synthétiques, recherche de la légèreté,...), demandée par les coureurs, et des sociétés spécialisées ont investi ce « créneau » très porteur, car ces équipements éprouvés sont de plus en plus utilisés dans la simple pratique de la randonnée, par des millions de personnes à travers le monde ».


Toutefois c’est une véritable histoire d’amour qui lie le Grand Raid avec les Réunionnais. En effet, au-delà de la compétition, c’est tout un mode de vie qui en ressort où le coureur en oublie tous ses problèmes, tous ses projets annexes, pour s’y consacrer pleinement.


Car si l’épreuve se court sur 1 à 3 journées, il n’en demeure pas moins qu’elle mobilise le « raideur » sur toute une année, voire sur toute une vie de passionné.


Il faut ainsi parler de l’attirance, très forte, que cette course peut procurer et de la manière dont elle passionne les pratiquants, de plus en plus assidus, de plus en plus dépendants. Elle institue en quelque sorte une histoire légendaire d’autant plus attachante qu’elle concerne de nombreux Réunionnais et Réunionnaises qui s’y identifient complétement.


photo: Mickaël Mussard


Douleur, exaltation, et lien social

Mais quel est donc cet étrange couple que forment le plaisir et la douleur dans une épreuve comme le Grand Raid de La Réunion ?


Ils participent en fait tous les deux au registre de l’émotion : être excité, attristé, ému, enthousiasmé, tels sont les ingrédients d’une course en fait qui semble être hors du commun.


Dans le plaisir, la douleur, la fatigue, le découragement, la gloire, le « Grand Raideur » se révèle ainsi et finalement à lui-même et aux autres dans une situation extrême. Il enlève le masque et s’offre ainsi un visage nu, comme une sorte de transcendance : ce n’est ni le chef d’entreprise, ni le chômeur, ni le politicien. Il ne porte pas non plus les stigmates du bon ou du mauvais, ni de son origine ethnique.


Car, dans cette épreuve tous les coureurs se retrouvent confrontés à leur propre pratique, périlleuse et exténuante, où la solidarité doit être omniprésente. En fait c’est comme si la fatigue, tout autant que la douleur, faisait tomber les masques, comme si notre sueur était capable de sortir de notre être et d’en exprimer une part de vérité.


La dernière partie de l’épreuve est d’ailleurs révélatrice de ces émotions. Tandis que la fatigue et la souffrance se font sentir de plus en plus, les esprits s’ouvrent et les langues se délient. Des groupes se forment pour la nuit, et l’accueil aux points de ravitaillements sont des exutoires affectifs. On raconte sa souffrance, on expose ses doutes, on se motive mutuellement. Bref on vit le Grand Raid avec de franches émotions, spontanées et sans arrière-pensée. C’est ce qui caractérise la réussite sociale de cette épreuve.


D’ailleurs l’arrivée au stade de La Redoute est une vraie cour des miracles, avec ses pleurs, ses cris, ses larmes de joies ou d’extase. Le bonheur de voir la ligne d’arrivée et de se faire offrir la médaille estampillée Grand Raid suffit au régal de nombreux coureurs, mais aussi à de nombreux spectateurs, famille ou amis venus partager cet immense aventure.


Car c’est bien dans la quête du corps vers un bonheur extraordinaire que se trouve la magie de cette épreuve. En effet, dans notre vie quotidienne, au travail comme au foyer, notre corps est parfois mis au silence, par l’imposition de règles et d’habitudes. Le corps a besoin lui de s’évader, de s’extérioriser et aussi de souffrir pour goûter aux extrêmes. C’est un retour secret à l’aventure singulière, à une exaltation de son existence. Et le Grand Raid lui offre ce plaisir.



Quelques chiffres

  • En 2019, il existait plus de 130 courses à pied hors stade présentes dans le calendrier annuel athlétique de La Réunion dont 67 courses de montagne et trails.

  • En 2008 a été créé un challenge montagne (à l’initiative de ILOP sport et de Stéphane André), qui a disparu par la suite, challenge qui a permis de dynamiser la pratique, mais qui incitait à faire courir davantage les pratiquants sur 8 à 10 courses.

  • Il est apparu une réelle féminisation de la pratique du trail à partir des années 2010. Population féminine estimée à 15/20% des concurrents, voire 30% sur certaines compétitions (elles sont par exemple 10% au Grand Raid, entre 15 et 20% au Trail de Bourbon et Mascareignes).

  • Le nombre de concurrents sur toutes les courses de montagne et des trail est estimé à 3000 en 2008, et à 8000 à 12000 en 2019 entre occasionnels et assidus.

Notes

(1) Une enquête établie par l'Observatoire du développement de La Réunion (ODR) en 2002 auprès de 200 pratiquants d'activités de pleine nature permet de constater une croissance évidente des loisirs actifs des Réunionnais depuis l'année 1990 et surtout une demande de plus en plus prononcée pour la randonnée et les sports de plein air avec près de 30% des personnes qui classent la randonnée comme leur activité préférée.

(2) L’itinéraire exact étant : St-Denis - Roche Ecrite - Hell-Bourg, Col des Boeufs - Marla par Plaine des Tamarins, Cilaos par le Taïbit, Kerveguen, Plaine des Cafres, Piton Textor, Volcan et descente sur la pointe du Tremblet. Propos de Roger Fagonde recueillis en 2007.

(3) La « diagonale des fous »:une aventure « géographique » annuelle au cœur de lʼîle, par Thierry Simon, Maître de conférences HDR en géographie, Université de La Réunion, 2010.


Ouvrages

"Grand Raid de la Réunion - Une histoire de fous - Les 30 ans d'une course mythique", Mickael Mussard (Préface de François D'Haene), Ed. SOLAR, 2019

"Les 20 ans du Grand raid", Michel Pousse, Ed. Orphie, 2013

"Le Grand Raid de La Réunion - A chacun son extrême et un emblème pour tous",

Olivier Bessy, Océan Éditions, 2002

"La diagonale des fous" en BD, Fabrice Cifré (Scénario) Guillaume Albin (Dessinateur) Cyril Vincent (Coloriste), Ultra BD, 2019

"Soyons Fous !", Antoine Guillon, 2013, Auto-édition

"Guide d'entraînement à l'ultra trail, l'exemple du Grand Raid", Eric Lacroix, Orphie, 3ème Réédition 2015.


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