Il est difficile de définir le genre d’appropriation que les femmes font de la course à pied car entre les compétitrices, les performeuses, les joggeuses, les épicuriennes ou les ascétiques, une diversité de modèles identitaires est à construire.
Mais avec le développement du tertiaire en France, l’image de la femme en bonne santé devient dans les sociétés post-industrielles celle d’une femme qui continue à être investie par les passions de la jeunesse, de la beauté. Cette femme semble avoir du tonus pour dé- sirer, entretenir et renouveler son plaisir à pratiquer le sport. Les pratiques corporelles comme le jogging peuvent alors apparaître comme un nouvel art de vivre et une possibilité de mieux profiter de la vie.
À la fin des années 1970, cet habitus du jogging commence à prendre rapidement ses marques au sein de la « gent féminine » par les revues de la forme ou les revues spécialisées.
Mais c’est surtout sous l’influence des États-Unis que vont se transmettre de nouvelles façons de percevoir la course à pied. En effet, la pratique de la course sur route américaine est en pleine ébullition à cette période et la population féminine y est déjà fortement présente. Promotion marketing pour assurer un marché commercial de la forme très florissant et lucratif, cette pratique de la course à pied féminine est même parfois poussée à son paroxysme.
On peut évoquer à ce propos une course, certes réservée aux femmes dont l’objectif final n’était pas la promotion de la santé. Ainsi, en janvier 1978 est organisé dans le Central Park de New York un mini-marathon réservé aux femmes. Celui-ci se révèle être, il est vrai, un véritable succès populaire car plus de deux mille femmes y participent. Mais derrière cette course d’un jour et d’un genre nouveau se cache cependant une promotion marketing pour des produits de beauté.
On doit en fait ce mini-marathon à des grands génies du marketing, Jesse et Julie Bell, toutes deux coureureuses à pied et créateurs de la firme Bonne Bell, fabrique de produits de beauté. Grâce à la course à pied Jesse et Julie découvrent en fait selon elles que : « Vigueur et santé sont les pierres de touche de la distinction féminine et que la course à pied est la clé de la beauté ». Et selon Kathy Swister : « Le footing est très à la mode à New York, cela fait même très chic ».
Naissance des courses féminines en France
Au cours des années 1980 l’UNESCO accomplit de véritables progrès dans la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes. Elle adopte une politique et une structure organisationnelle capable de travailler sur les questions liées aux femmes.
Après avoir effectué une évaluation de ses projets sur le statut des femmes en coopération avec le programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), elle lance un plan à moyen terme (1984-1989) qui s’éloigne d’une position traditionnelle des rôles féminins et masculins. Ce plan souligne en effet que les femmes ne cherchent plus uniquement l’égalité dans la pratique, mais aussi une considération majeure de leurs besoins, de leurs points de vue et de leurs aspirations.
D’où un surgissement des modèles de recherche, des méthodologies et des structures théoriques pour analyser les questions concernant le genre.
Si l’on est attentif à la manière dont évolue l’image des femmes, une importante évolution est perceptible. Pour en saisir la portée, il faut associer leur attitude aux phénomènes nouveaux.
Robert Mérand, fervent défenseur de l'Éducation Physique et de la pratique féminine cite :
" On ne saurait expliquer la percée du jogging si on ne s’interroge pas, d’abord, sur les préoccupations qu’ont les gens à propos de leur corps (...). Nous ne sommes pas en présence d’une question qui ne concerne que les femmes, mais elles les concernent aussi."
Ce témoignage augure d’une nécessaire remise en cause de la représentation des femmes sportives, et notamment de celles qui courent et qui sont de plus en plus nombreuses.
Elles ne courent pas, semble-t-il, uniquement pour la performance, pour la beauté ou pour le bien-être. La recherche de ce plaisir semble tout autre, sorte de mariage du corps et de l’esprit.
Pour absorber un phénomène sans précédent dans le milieu de la course hors stade, les organisateurs de course sur route usent sur ces entrefaits d’un stratagème efficace. Ils associent le sport féminin à la santé et à la beauté en faisant appel à la société Avon, première société mondiale de produits de beauté. Et ils l’invitent, comme cela se fait déjà à l’étranger, à s’engager à parrainer les « premières courses féminines ».
Deux épreuves phares naissent à Paris : un 10 km et un marathon féminin à l’image de ceux organisés à Ottawa, New York et Chicago sur le Avon International Running Circuit.
Elles sont au moins mille deux cent femmes à participer à ce 10 km Avon en ce dimanche 2 octobre 1983, et c’est un véritable succès historique vu l’ampleur du mouvement déjà impulsé en 1982. Mais cet engouement est bien compréhensible, car les femmes sportives peuvent enfin vivre un évènement où elles en sont les principales actrices.
« Il y a les vedettes, celles qui courent pour "la gagne", celles que l’on applaudit et que l’on admire. Mais il y a aussi les autres. Toutes les autres, celles qui n’ont d’autres ambitions que de trouver du plaisir dans leur sport (Jean Boully, Revue Jogging, 1983). »
Cette nouvelle race de coureuses, au-delà de leur exploit sportif, peuvent aussi se confier sur le vécu de leur pratique : « Les hommes courent pour se battre, comme des chevaux, alors que les femmes s’entraident et courent en majorité pour le plaisir, comme des gazelles » rétorque alors Angèle, femme anonyme du peloton, se confiant à Jean Boully directeur de la revue Jogging International.
Les représentations sont, il est vrai, quelque peu distinctes sur le style emprunté pour courir entre hommes et femmes. Et elles n’ont d’ailleurs pas la même attitude face à la douleur.
Selon le sociologue Christian Bromberger : « Les hommes vont forcer, aller jusqu’à la blessure musculaire qui les privera de course pendant des semaines ou des mois. Les femmes, plus prudentes, s’arrêtent avant ».
Ces témoignages ne proviennent pas uniquement d’impressions féminines car, à en croire certains hommes, la pratique de la course à pied semble aussi transformer leurs quotidien, comme celui de René, mari d’Angèle : « Franchement je suis un peu surpris de constater ses progrès et je suis très fier de ce qu’elle est capable de faire grâce à sa volonté. C’est une excellente source de motivation pour moi et nos enfants ».
Ce rassemblement, ouvert à toutes les femmes licenciées ou non, permet finalement de réconcilier un rapport masculin-féminin souvent occulté par la performance des premiers. Certains maris accompagnent leurs femmes, s’occupent des enfants et encouragent à poursuivre cet effort devenu un plaisir. Ce partage permet ainsi à la femme d’avoir un temps pour elle, pour se sortir d’un quotidien parfois morose : « Je cours parce qu’il m’arrive d’étouffer, pour “discuter” avec moi-même. Après je suis bien, plus sûre de moi. J’ai alors l’impression que je peux remuer le monde entier » confie Christiane, ancienne championne de France FSGT de cross.
Fin des années 90 et début des années 2000 : des courses pas comme les autres, mais pour les autres
Plus que de simples courses sur route, la naissance de ces courses féminines est un évènement dont les particularités expliquent sans doute l’ensemble d’un succès.
L’originalité de l’épreuve, la fête, la convivialité et la simplicité sont souvent liées. La femme associée au sport devient donc l’occasion de proposer un choix varié d’actions de mobilisation et de sensibilisation. La rime est d’ailleurs vite trouvée pour ce sport d’un genre nouveau : « Femme, beauté, santé, famille, générosité ».
La naissance de la course « La Parisienne » en 1997, est d’ailleurs un élément catalyseur de l’engouement des femmes entre elles. Obtenant un succès inespéré dès son départ, l’organisation de cette course féminine se lance finalement en 2001 dans une campagne humanitaire, en se mobilisant pour la lutte contre le cancer du sein.
Plusieurs actions sont alors menées pour sensibiliser les femmes à cette maladie. Plus que ce combat pour cette cause, c’est en premier lieu l’originalité de sa conception qui crée sa prospérité. Ainsi, comme singularités sont créées des catégories de challenges atypiques comme « Les copines », « Mère-fille », avec en parallèle un rendez-vous santé et fitness.
L’ambiance conviviale et festive sur le site prestigieux du Trocadéro à Paris fait de ce rendez-vous annuel un moment inoubliable et diverses institutions, associations et entreprises s’y engagent fortement. Ainsi, en lançant cette course, les organisateurs de La Parisienne montrent l’exemple et des courses du même genre fleurissent aux quatre coins de la France comme La déesse de Lille, Les filles de La Rochelle, La Bordelaise ou La Toulousaine.
Cela inspire dans ces conditions fortement deux femmes qui souhaitent se lancer dans ce genre de course en France : Frédérique Quentin, ancienne championne de France du 1.500 m et son amie Frédérique Jules, kinésithérapeute qui s’unissent pour créer « Odysséa », association caritative dont les buts essentiels sont de lutter contre le cancer du sein.
Le 20 octobre 2002, elles se lancent dans l’aventure de la course féminine et proposent leur première course sur le Champ-de-Mars à Paris. Un peu plus de neuf cent femmes répondent à l’appel de cette épreuve, au demeurant festive, mais qui cherche avant tout à créer auprès des femmes un élan d’altruisme.
Car c’est en s’inspirant des pays anglo-saxons, Race for Life aux Royaume-Uni et Race for the Cure aux États-Unis, que ces deux consœurs conçoivent leur épreuve. Le message est clair, il faut venir marcher ou courir parce que l’on est « plus fortes ensemble », parce que le cancer du sein est un sujet de femmes et qui les concernent toutes.
Soutenues par des partenaires comme la société Avon, des personnalités éminentes, et des coureuses toujours plus nombreuses, un circuit Odysséa s’implante dans quatre villes de France et réunissent alors des milliers de participantes, mais aussi d’euros collectés.
Site : https://odyssea.info
Courses d’un nouveau type, le succès de ces courses féminines n’est plus à démentir. Elles complètent, sans les rejeter, les modalités du « pratiquer masculin » qu’elles ont déjà assimilé, non sans mal, pour pouvoir participer, s’entraîner, exister individuellement et collectivement dans les compétitions de course à pied.
Même si à l’aube du xxie siècle se dessine l’appropriation par les femmes d’une course à pied libérée de contraintes formelles, même si elles s’arrogent le droit d’une course qui désormais leur appartient, pour elles, pour une cause, elles ne sont pas exemptes, on le constate, du difficile combat qu’elles ont dû entreprendre pour cela.
Et ce combat, qui semble universel, nous interpelle quant aux luttes qui ont pu être menée dans d’autres disciplines de l’athlétisme comme la course de montagne et désormais le Trail.
"La Parisienne" Document ina.fr
Références
Trail ! Tome 1, Éditions Amphora, 2018
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