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Photo du rédacteurEric Lacroix

Le coureur du futur, se surpasser ou s'adapter ?

Dernière mise à jour : 15 août 2022



"Le corps est à la fois mystérieux et ambivalent. Et notre rapport à lui l’est davantage encore : notre corps peut être notre ennemi, comme dans la maladie, notre complice, comme lorsque nous courons après un ballon ou un bus, ou encore vecteur d’extases. (...) L’esprit du corps, c’est tout ce qui permet au corps de pouvoir plus qu’il n’est, plus qu’il ne semble pouvoir." Etienne KLEIN.



Le 12 octobre 2019, le Kényan Eliud Kipchoge passait sous la barre mythique des 2 heures au marathon, 1h59min40s exactement, record du monde non homologué. Mais ce record symbolique, au-delà de son exploit sportif, allait engager toutes sortes de réflexions et nourrir toutes sortes de biais.


En effet, d’un point de vue purement réflexif, cet exploit nous a certainement interpellé sur ce que pourrait ressembler la pratique du futur, d’un être-coureur élite (ultra)-transformé, voir mutant.


À ce propos Alain Froment, médecin et anthropolobiologiste au Muséum et directeur de recherche émérite à l’IRD évoque le fait que parler de l’Homme du futur :

« c’est davantage évoquer une technologie imprévisible, exponentielle, et par définition impossible à imaginer sur le long terme - celle de l’Homme augmenté et du transhumanisme, dont l’interventionnisme ne peut cibler qu’une élite, que de considérer son évolution biologique, qui est continue mais lente. »


Dans ce sens le coureur du futur pourrait-il biologiquement devenir hybride, sorte d’évolution de l’homme moderne ?


Modérons nos ardeurs, clame Alain Froment, car les pouvoirs biologiques de l’espèce humaine sont limités : « parlons plutôt d’euphénique, sorte d’optimum pour chacun d’entre-nous. »


En fait, nous possédons tous un capital génétique personnel, et dans ce sens ce sont donc des millions de coureurs en devenir qui pourraient être des « euphéniques naissantes ». C’est pourquoi la vie peut produire de petites causes et de grands effets, comme d’immenses champions tel Eliud Kipchoge ou Kilian Jornet.

Un brevet de viabilité du coureur ?

Dans « L'Origine des espèces » de Charles Darwin (souvent mal compris…), une espèce ne correspond pas à un type qui serait donné une fois pour toutes. Dans la nature il y a une variabilité qui peut être très grande, voire monstrueuse ou au contraire infinitésimale (comme mon ami Thierry Schmitt me le disait récemment, "nous sommes juste de l'eau et des ions").


Les grands changements sont souvent produits par de toutes petites causes et par leur accumulation. L'exemple type est celui d'une goutte d'eau qui tombe sur une pierre. Il n'y a aucun effet de la goutte sur la pierre, mais au bout de plusieurs siècles, la pierre sera creusée.


L’adaptation de l’être humain sur terre est donc un brevet de viabilité et non de perfection. Il n'y a pas de vies qui valent mieux que d'autres, il y a simplement des vies qui vivent.


Nous sommes aussi les héritiers d’une longue lignée animale, et notre schéma corporel est celui des vertébrés terrestres, les tétrapodes : amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères, tous bâtis sur le même modèle, lui-même issu d’un plan bien plus ancien qui remonte aux vers les plus primitifs. Cette aventure est inscrite dans nos gènes tout comme dans nos os.


Le corps a donc une histoire et une géographie et il mérite aussi qu’on s’y intéresse davantage. En effet nous sommes nés en étant conçus et cablés presque de manière identique pour la survie, mais notre carrosserie et notre moteur peuvent être différents d’un point de vue génétique, épigénétique, mémétique.


Et surtout notre manière dé réagir face aux événements qui nous poussent à nous mettre en mouvement va dépendre de notre capacité à nous adapter.


Chaque coureur est donc soumis à des pressions et à des freins. Il rencontre également la résistance du monde, celle notamment d’une société de performance et de rentabilité. Il s'agit donc pour lui de résister à l'usure et à la destruction de son identité purement sportive.



Les moulins, c'était mieux à vent ?

On parle bien souvent de certaines valeurs liées à notre pratique de la course à pied, mais ces valeurs ne sont-elles pas prises uniquement comme des préférences linguistiques ?


Car il existe également des valeurs déclaratives, profondes et cachées, qui elles demandent un travail individuel et de patience pour les hiérarchiser. Et ces valeurs, qui sont mises en avant dans notre pratique, pourraient être en danger : celle d'une pratique épanouie, réflexive, et bien souvent issue d’une volonté d’extension du domaine du don - donner de son temps pour s’entraîner, se donner dans l’effort, partager du plaisir et ses émotions, réfléchir à sa pratique pour mieux la partager.


Aussi nous nous adaptons aux circonstances de notre milieu, ce que Joël De Rosnay nomme dans « la symbolique du vivant » des mèmes :

« Nous avons le pouvoir de changer ce que le biologiste britannique Richard Dawkins appelle non pas les gènes sociaux, mais les mèmes – et au-delà, pourquoi pas, de modifier l’« ADN sociétal » (1).


Ainsi en s’adonnant à une activité physique intense ou d’endurance, une belle échappée hors de nos routines devient possible : on va alors se faire voir ailleurs et on découvre qu’on y existe aussi, mais d’une autre façon. On ne dépasse pas ses limites, on change seulement d’état.


Le corps est bien une merveilleuse machine. Lorsque que nous sommes malades ou en douleur, les médecines, traditionnelles et complémentaires, offrent de nombreux outils qui facilitent la guérison. Or, on oublie souvent que le corps possède ses propres mécanismes d’autorégulation et de guérison, sorte de loi de l'hormèse (2)


Tous génétiquement modifiés ... ?

Alors serons-nous invités à vivre dans un monde dystopique tel que Andrew Niccol le dépeint dans un futur proche dans « Bienvenue à Gattaca », et par exemple troquer ses jambes fatiguées par des prothèses augmentées (3) ?


Les frontières sont en effet friables dans la volonté de créer des coureurs élites avec le moins de défauts possibles, voire parfaits.


En tout bon spectateur, ne réclame t-on pas en effet des records à chaque course, à chaque compétition ?


Au-delà de certaines invraisemblances sur les spéculations d’un corps biologique asymétrique et dualiste - la biologie étant prédictive - c’est bien la technologie qui nous interpelle (4).


Car les limites étant perceptibles, ne serait t-on pas tenté de modifier artificiellement nos capacités physiques ? Mais que pourrait-on inventer ?


On pense notamment à une greffe d’un système non organique sur un système non organique avec des proportions corporelles progressivement acceptées. À l’image de l’évolution de notre chère poupée Barbie, ayant évoluée avec des plasties diverses qui ont influencé très certainement la chirurgie esthétique.


On pourrait aussi changer nos organes, avec davantage de transplantations et de prothèses, comme par exemple une pompe cardiaque artificielle adaptée à la course à pied.


Aussi, la recherche scientifique dans les activités adaptées, ayant fortement évoluée sur les exosquellettes (5), on pourrait également augmenter les capacités de l’homme normal.


L’humain « réparé /augmenté » pourrait donc poser un réel problème d’éthique médicale dans notre pratique sportive.


En sachant également qu'il ne faut pas non plus prendre la grosse tête, car un cerveau d'humain pèse 1,4kg alors que celui d'un cachalo 9kg...


« L’égalité est certes un objectif vers quoi nous devons tendre et non une finalité, mais l’égalité absolue est une impossibilité délirante. »


Une prolongation corporelle augmentée

Mais revenons à notre recordman du monde du marathon Eliud Kipchogué. En effet, au-delà des variabilités biologiques qui pourraient modifier génétiquement le coureur du futur, son record questionne également le bien fondé de certains « facilitateurs « de la performance, comme les lames en carbone posées dans ses chaussures, sorte de « prolongation corporelle augmentée ».


Son exploit, au même titre que certains records qui ont suivi, a suscité aussi bien de l’admiration, de l’enthousiasme, que du scepticisme voire du rejet absolu. L’objet de la défiance tenant en fait en deux mots: innovation et technologie.


Les questionnements sur la chaussure équipée d’une lame de carbone intégrée dans la semelle provoquent en effet de larges débats sur les réseaux sociaux. Certains experts, comme Blaise Dubois à la Clinique du coureur, se posent ainsi des questions légitimes :


« Procure-t-elle un avantage notable sur la performance ? Si oui, à quelle hauteur est leur impact sur l’économie de course ? Ces chaussures peuvent-elles être considérées comme du «  dopage  » au même titre que le sens qu’on lui prête actuellement ? Est-ce un précédent du même type que la combinaison en polyuréthane utilisée en natation et interdite il y a quelques années ?


C’est pourquoi le 31 janvier 2020, la fédération internationale d’athlétisme décidait de modifier son règlement concernant ces chaussures.


Mais ces questionnements demeurent, notamment lors des meetings à huit-clos ou les records et les performances en demi-fond continuent d’exploser avec les pointes avec lames de carbone. Le Journal l’Équipe titrait ainsi le 26 septembre 2020 : « Les nouvelles pointes Nike chamboulent les chronos en demi-fond. Comme l'ont fait les Next% sur la route, les nouvelles pointes Nike sont en train de chambouler les repères lors des épreuves de demi-fond sur piste. »

Source: Alain FROMENT


Un peu d’excès sans être excessif

Comme l’évoquait en 1980 Alain Ehrenberg dans le « culte de la performance », il existe dans le sport moderne une montée en puissance des valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive.


Ainsi et selon lui cette conquête s'accompagne de souffrances psychiques, résultante d’une certaine autonomie et une exigence accrue de responsabilité :

"Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu conquérant est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage".


Le coureur qu’il soit élite ou récréatif pourrait être donc tenté de penser à ce « jamais assez », que semblent proclamer ces expressions maintes fois lues et entendues sur la volonté de « sortir de sa zone de confort », de « se dépasser », de « battre des records de Kom sur Strava ».


Le franchissement de limites naguère intangibles, le dépassement de l’indépassable paraissent constituer pour sa communauté une obsession et, à chaque fois qu’ils ont lieu, une victoire.


Mais d’autres expressions, non moins communes, indiquent au contraire que cette démarche constitue une menace, voir un danger : surentraînement, bigorexie, burn-out, dépendance, dopage …


L’opposition entre la démesure et la juste mesure, entre Hubris et Dikè, recouvre donc une phase de questionnements que nous nous devons de poser dans notre pratique, celui d'accompagner nos athlètes mentalement sur ces sujets.


Un accompagnement qui est bien souvent absent dans notre pays comparé à d’autre pays anglo-saxons. C’est une piste de réflexion que nous devons mener dans notre pratique, notamment lorsque l’athlète choisit une pratique compétitive.


Car dans ces pratiques compétitives il existe des situations, des conduites que l’on peut juger excessives. Et cela par un jugement qui varie d’une personne, d’une région, selon ses mœurs, ses croyances, et l’état des connaissances.


Dans des contextes et des formulations différentes se dessine ainsi ce que Pascal exprime d’une manière lapidaire : « L’homme surpasse infiniment l’homme. »


Quand bien même se surpasser, dépasser ses propres limites est une manière d’arriver à l’excellence, c’est-à-dire à sa véritable nature, il est surtout nécessaire, comme dirait Voltaire, de mieux cultiver son jardin, s’y concentrer, et éviter de regarder en permanence celui des autres.


Car comme une prophétie auto-réalisatrice, on pourrait devenir ce que les autres pensent de nous, et aussi ce que nous pensons de nous-mêmes, en oubliant des questionnements essentiels à notre espèce comme celui de l'écologie humaine et du climat.



Notes

(1) Sur le principe de l’analogie gènes/mèmes, ou génétique/mémétique, il propose d’établir une relation entre épigénétique et épimémétique. Il entend par épimémétique l’ensemble des modifications de l’expression des mèmes de l’ADN sociétal par le comportement des personnes dans une société, une entreprise ou toute forme d’organisation humaine. Ces modifications essaiment grâce aux réseaux de communication traditionnels, mais surtout numériques.

(2) L’hormèse est une notion ancienne connue depuis l’antiquité. Elle désigne une réaction positive de l’organisme soumis à de faibles doses de toxines, de stress ou d’exposition à des contraintes.

(3) En ce qui concerne les perceptions augmentées, nous y sommes déjà, comme par exemple, Neill Harbisson qui voyait les couleurs en noir et blanc s’est fait greffer une antenne et désormais voit les couleur avec les oreilles. Il a gardé sa photo de passeport avec son antenne (https://fr.wikipedia.org/wiki/Neil_Harbisson).

Moon Ribas quant à elle s’est fait greffer dans le coude un capteur sémique, ce qui fait qu'elle ressent les tremblements de terre, même lointains (sensations extérieures)

Ils ont fondé une société CYBORG (https://fr.wikipedia.org/wiki/Moon_Ribas)

Elon Musk, avec sa société Neuralink (lien), propose quant à lui des puces électroniques pour un cerveau organique, une proposition réaliste en médecine (pour les sourds et aveugles pour l’instant avec des signaux électroniques décodables).

(4) En tant que nom « euphenics » (en anglais) est la science apportant des améliorations biologiques (phénotypiques) à l'homme après la naissance. La médecine, en réalité, n’est ni eugénique, ni dysgénique, mais euphénique (c’est-à-dire cherchant à transformer le phénotype pathologique en un phénotype compatible avec une vie sociale normale à l’aide de traitements ou de régimes). Sources : Dr Josué Feingold, Laboratoire d’anthropologie biologique, Université Paris VII - La génétique médicale est-elle eugénique ?, Néphrogène n°33, Janvier 2003

(5) Associés à la réduction de la charge physique et/ou des troubles musculo-squelettiques (TMS), les exosquelettes font donc naître un espoir légitime d’amélioration des conditions de travail.


Références

Joël de Rosnay, La Symphonie du vivant. Comment l'épigénétique va changer votre vie, Éditions LL, 2019

Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Hachette, 1991

Alain Froment, Anatomie impertinente: Le corps humain et l'évolution, Odile Jacob, 2013

Thierry Hoquet, « L'Origine des espèces » : texte intégral de la première édition de 1859 de Charles Darwin, Seuil, 2013

M. Matheret L. L. Carstensen, Aging and motivated cognition : the positivity effect in attention and memory, Trends in Cognitive Sciences, vol. 9, pp. 496-502, 2005.

J. Kruger et D. Dunning, Unskilled and unaware of it : How difficultiesin recognizing one’s own incompetencelead to inflatedself-assessments, J. Pers. Soc. Psychol., vol. 77, pp. 1121-1134, 1999.

Pascal, Pensées, 72 (Br) – 199 (Laf), Le Seuil, Œuvres complètes, 1963, p. 525-528.

Hoogkamer W, Kipp S, Frank JH, Farina EM, Luo G, Kram R- A Comparison of the Energetic Cost of Running in Marathon Racing Shoes - Sports Med. 2018 Apr;48(4):1009-1019.





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