"Ce sont les épreuves qui révèlent notre véritable force." - Ralph Waldo Emerson
Par Eric LACROIX - le 9/11/2024 - Photos: Olivier VIN
Alors que novembre s’installe et que les sentiers s’apaisent, une question essentielle s’impose aux coureurs d’ultra-trail : comment aborder une nouvelle saison ? Comment se fixer des objectifs ambitieux tout en prenant soin de son mental et de son corps ?
La planification ne se limite pas à cocher un calendrier de courses. Elle engage bien plus : elle questionne la relation profonde entre le cerveau, le corps et le contexte dans lequel nous évoluons. Ce n’est pas seulement une affaire d’endurance physique, mais aussi de robustesse mentale, de gestion de l’incertitude et de quête de sens.
Mais peut-on vraiment tout contrôler ? Le monde extérieur déborde d'informations : crises globales, élections internationales, tensions climatiques. Les médias et réseaux sociaux nous inondent d’événements souvent hors de notre portée. Ce flot constant d'informations nous rappelle notre impuissance face aux forces extérieures.
La vraie question, pour ne pas perdre pied, est peut-être de savoir comment observer le monde sans se laisser happer, afin de mieux se recentrer, de retrouver un équilibre intérieur. Car si le monde autour de nous change, nos motivations et nos choix personnels peuvent aussi être réorientés.
Au-delà de tout, pourquoi faudrait-il donc s’engager dans cette quête d’ultra-trail ? Redonner du sens à la pratique, oser l’échec, accepter le manque… ?
Voilà des pistes qui pourraient raviver ce désir authentique d’aventure. Il ne s’agit pas seulement de s’élancer dans une course, mais de transformer le trail en un véritable chemin vers soi, un espace où le cerveau et le corps, connectés et robuste, avancent ensemble.
Corps et conscience
Pour Descartes, l'âme et le corps ne sont pas des entités totalement séparées. Bien qu'il distingue l'esprit de la matière, il voit l'homme comme une union profonde entre l'âme et le corps, une relation qui permet de vivre pleinement nos expériences, physiquement et mentalement, en intégrant le corps à notre pensée et à notre perception du monde.
Contrairement aux interprétations dualistes classiques, Descartes ne décrit pas l'esprit comme un capitaine pouvant quitter le navire du corps à volonté. Au contraire, il affirme que « le vrai homme est une union de l’âme et du corps ». Ainsi, notre pensée est souvent « incarnée » : nous pensons avec notre corps. Les sensations et les émotions naissent en nous en intégrant l’expérience corporelle dans le processus de pensée.
La conscience, en ce sens, est non seulement une réflexion sur soi, mais aussi un ressenti immédiat de ce que le corps traverse. Pour les athlètes d’endurance, en particulier, cette union entre corps et esprit est fondamentale. L’expérience du trail, marquée par des efforts physiques intenses, la fatigue et parfois la douleur, n'est pas seulement un défi physique, mais également un test de la force mentale.
Denis Kambouchner, spécialiste de Descartes, rappelle que « la sensation elle-même, cette capacité à avoir conscience de sentir », est une forme d'intégration de l’esprit et du corps. Chaque effort physique devient ainsi une part essentielle de l’expérience mentale.
L’athlète apprend à mobiliser un corps robuste et réactif pour soutenir un esprit apaisé et prévoyant. La préparation mentale ne consiste donc pas à isoler le cerveau comme un commandant, mais à cultiver une intelligence corporelle qui dialogue en permanence avec l’esprit.
En intégrant cette conscience de soi, l'athlète peut développer une forme de « stabilité mentale » qui permet de gérer la fatigue, d’accepter les limites et de maintenir une sérénité intérieure, même face aux plus grands défis.
La Conscience, le corps et l’importance du contexte
Les neurosciences modernes explorent une vision fascinante d'une conscience enracinée dans le corps. Antonio Damasio, neuroscientifique influent, affirme que la conscience n'est pas un simple phénomène mental, mais une expérience profondément corporelle. Selon lui, notre conscience s’échafaude sur des processus sensoriels et émotionnels qui façonnent notre perception du monde.
La douleur, l’effort, la fatigue — toutes ces sensations physiques ne sont pas de simples états à surmonter, mais des messages qui nourrissent notre compréhension mentale de chaque instant. Ainsi, la conscience se transforme en une boussole, un point d'ancrage qui aide à se recentrer sur l'essentiel même en pleine incertitude.
Pour l’athlète, cette compréhension redéfinit la relation entre le corps et son environnement. Le terrain, les conditions climatiques et les imprévus se mêlent à son état intérieur, l’obligeant à une attention fine et à une adaptation continue. Ici, la conscience devient un moteur d’acceptation de l'incertitude, car le coureur ne peut pas contrôler chaque élément ; il doit s’appuyer sur une résilience qui ne repose plus sur la domination de chaque facteur, mais sur une capacité à évoluer avec lui.
Albert Moukheiber, dans son ouvrage Neuromania, rappelle également que le cerveau n'est pas une machine détachée du contexte. Nos perceptions et nos pensées sont guidées non seulement par des processus cérébraux, mais aussi par l’interaction constante avec notre environnement et nos expériences passées.
Pour le coureur de trail, cela signifie que chaque parcours devient une danse entre préparation et adaptation, une forme de navigation mentale autant que physique.
Cette approche d’une conscience incarnée et contextualisée ouvre de nouvelles perspectives pour l’athlète. Aborder chaque course comme un voyage où le corps et l’esprit interagissent constamment avec le contexte permet d’atteindre une résilience face à l’imprévu. C’est un équilibre non pas de contrôle absolu, mais de fluidité, où la conscience, nourrie par le corps, devient l’alliée ultime pour affronter l’inconnu.
Le Contexte : Accepter l’incontrôlable
Nous évoluons dans un monde empli d’incertitudes. Des événements extérieurs, même lointains, comme des élections politiques ou des crises globales, peuvent affecter notre quotidien, influencer notre humeur et envahir nos pensées. Pourtant, tout ne peut être contrôlé.
En préparation mentale, un principe fondamental consiste à gérer cette incertitude : accepter ce qui échappe à notre maîtrise et concentrer notre énergie sur ce qui est à notre portée.
Cette approche rappelle les principes du stoïcisme : il s’agit de prendre du recul pour évaluer où investir son énergie et d’apprendre à distinguer l’essentiel du superflu. Comme le soutiennent les philosophes stoïciens, tels que Sénèque et Épictète, l’art de la sérénité réside dans la capacité à accepter ce qui ne dépend pas de nous, tout en dirigeant notre attention vers nos propres choix et réactions.
Pour un athlète, cela signifie se recentrer sur les éléments de la performance qu’il peut effectivement influencer — sa préparation, sa récupération, son état d’esprit — sans se laisser détourner par les imprévus ou les attentes extérieures.
Cette gestion de l’incertitude est ainsi un moyen de renforcer son équilibre mental, de préserver son énergie pour les défis réels, et de se libérer des sources inutiles de tension.
Le Sens : Trouver un but dans la pratique
Mais pourquoi s'engage-t-on dans un sport aussi exigeant que le trail ?
Le sens que nous donnons à nos actions est essentiel pour maintenir un équilibre mental et une motivation durable. En se détachant de la quête de perfection ou de reconnaissance extérieure et en se recentrant sur ce qui nous passionne profondément, on développe une relation plus saine et plus authentique avec sa pratique.
La philosophe Simone Weil, par exemple, parlait de l’importance de la « finalité intérieure » dans nos actions : un engagement motivé par des valeurs profondes plutôt que par des pressions extérieures. Cette approche nous invite à nous tourner vers des objectifs personnels, des défis qui nourrissent notre croissance sans compromettre notre bien-être.
L'écrivain et coureur Haruki Murakami évoque également cette quête intérieure en soulignant que, pour un athlète, le véritable défi est souvent moins celui de la performance pure que celui de l’alignement entre son activité et sa vie intérieure. Dans cette perspective, le trail devient une exploration personnelle, une pratique de pleine conscience en mouvement, où chaque pas, chaque effort s’intègre dans une quête de sens plus vaste, éloignée des critères de réussite purement externes.
Se donner des buts, des défis stimulants mais bienveillants, c'est s'engager dans une aventure où le développement personnel et la découverte de soi prennent le pas sur la simple quête de résultats.
L’Échec et la création d’un manque : Deux clés pour les réinventer
L'échec fait partie intégrante de la vie d’un athlète. Pourtant, loin d’être un obstacle à éviter, les erreurs et les revers offrent des occasions uniques d’apprentissage et de croissance. En planifiant une nouvelle saison, il peut être judicieux de laisser des espaces vides dans son calendrier, d’intégrer des périodes sans compétition pour se ressourcer et se reconnecter à ses motivations profondes. Ce choix d’alternance entre action et pause permet non seulement d’éviter l’épuisement, mais aussi de renouer avec le désir et la motivation pour les défis à venir.
L’approche de l’échec comme une opportunité rejoint les principes de la psychologie du développement, où chaque difficulté surmontée, chaque retour sur un échec renforce la capacité d’adaptation et l’endurance mentale. Le philosophe Friedrich Nietzsche, qui prônait l’importance de « l’éternel retour » et de l’apprentissage par la répétition, soulignait que l’épreuve et la difficulté sont des forces qui forment l’individu, le rendant plus fort face aux défis.
Cette démarche progressive, où l’on accepte les erreurs comme partie intégrante du parcours, favorise une sorte de résilience (la résilience étant fortement connectée aux traumas selon Boris Cyrulinick) et permet de retrouver la motivation authentique.
Aussi, en créant du manque, l’athlète se redonne le temps de ressentir à nouveau l’envie, de cultiver le désir et de se projeter dans de nouveaux objectifs, soutenu par une expérience personnelle enrichie et une force mentale renouvelée.
Recommandations pour une saison de Trail équilibrée en 2025
Alors que l'année s'achève, c'est le moment idéal pour suivre votre plan de façon équilibrée, en prise avec le corps, l'esprit et le contexte de chaque course. Une approche basée sur le consensus personnel et le consentement au processus choisi vous aidera certainement.
Voici quelques pistes pour que 2025 soit une année de trail enrichissante :
Planifier avec sincérité et intention: Avant de remplir votre calendrier, prendre un temps d'introspection pour clarifier les raisons de chaque engagement. Alignez votre choix sur vos valeurs personnelles et ce que votre défi représente pour vous. Chaque course n’est pas être une inscription simple, mais un objectif qui fait écho à votre identité et qui est en accord avec ce que vous consentez à vivre sur les sentiers, en toute transparence avec vos motivations.
Intégrer l’incertitude comme un accompagnant: Le trail est par essence imprévisible, comme la vie elle-même. Adoptez une approche souple, accueil les aléas comme des opportunités de renforcement. Ancrez dans votre préparation des moments de pause, des possibilités, des ajustements, et des alternatives, pour créer des options de sûreté.
Cultiver une motivation intrinsèque: Au-delà des performances mesurées et des classements, orientez-vous vers des expériences qui vous guiderons vers votre passion pour le trail. En cultivant une motivation, intrinsèque dans l'enseignement du plaisir de la pratique et non dans la simple recherche de résultats, vous cultivez le renforcement de base pour une motivation durable, capable de traverser les hauts et les bas de la saison.
Créer un équilibre entre pratique et repos: Prévoyez des périodes sans compétition, des moments vous choisissez de volontairement créer un «manque» pour raviver le désir de la course. Ces pauses, loin d'être une simple récupération, régénère votre énergie physique et mentale, et vous permet de retrouver l’engagement et le plaisir des sentiers.
C'est une sorte de diététique du désir qui nourrit votre engagement dans la durée.
Accepter et valoriser l’échec comme un passage: Considérez chaque échec non pas comme un obstacle, mais comme une étape de votre développement personnel. En prenant du recul pour analyser ces moments difficiles, vous pourrez identifier des points de progression et renforcer votre résilience face aux défis futurs. Accepter l’échec, c’est aussi consentir au processus d’apprentissage continu qu’offre le trail, où chaque course devient un chapitre constructif dans votre parcours.
En abordant la saison avec une approche de respect de soi-même et de ses limites, le trail devient plus qu'un simple sport : il se transforme en une discipline d'équilibre personnel, d'acceptation et de renouveau.
Conclusion : Un voyage de réalisation personnelle
Préparer sa saison de trail va bien au-delà de la simple logistique et du choix des épreuves. C’est un processus de réflexion profonde, d'alignement avec ses valeurs, et d'acceptation des imprévus. En cultivant une motivation intrinsèque qui nourrit l’envie de progresser, en accueillant chaque échec comme un apprentissage et en ménageant des espaces de renouveau, vous créez les conditions d’un équilibre durable entre le corps et l’esprit.
Ce voyage vous invite à explorer la résilience, à respecter vos propres limites, et à aborder chaque course comme une étape d’un parcours personnel enrichissant.
Que 2025 soit l’année où vous avancez vers vos objectifs avec un mental serein, un corps fort et un esprit habité par le sens de l’aventure et de la découverte de soi.
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Lire aussi : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/6863699/
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