" Dans un monde saturé de connexions, nous sommes paradoxalement de plus en plus déconnectés de nous-mêmes."— Elsa Godart
Par Éric LACROIX, le 13/09/2024
Lors du dernier UTMB, un chiffre a frappé les esprits : trois quarts des athlètes élites ont abandonné. Beaucoup de favoris ont jeté l’éponge, incapables d’aller au bout d’une épreuve qu’ils semblaient pourtant dominer.
Mais alors, que s’est-il passé dans ces moments d’effondrement ? Pourquoi, alors que leurs corps avaient été entraînés jusqu’à la perfection, leur mental a-t-il flanché ?
La fatigue n'est-elle pas qu'une simple question de muscles ? Et si, au-delà de l’usure physique, c’était une bataille contre une forme de conscience altérée qui s’était jouée sur ces chemins de montagne ?
C’est là tout l’enjeu de cette réflexion : l’ultra-trail n’est plus seulement une épreuve d’endurance corporelle, mais un terrain d'exploration mentale où l’épuisement redéfinit nos perceptions et nos capacités de jugement.
Peut-on préparer son esprit à affronter ces états limites où le corps, privé de ses repères habituels, envoie des signaux de détresse ? À quel moment la fatigue mentale prend-elle le dessus, brouillant la conscience et conduisant ces élites à l’abandon ?
À travers ces questionnements, cet article explore les mystères de la fatigue multidimensionnelle et interroge les possibilités d'entraîner cette conscience vacillante que l'effort extrême semble toujours chercher à déborder.
L'Ultra-Distance, une épreuve de résilience physique et mentale
L’ultra-trail est un univers fascinant où les limites physiques et mentales s'entremêlent, qui impose bien plus qu'un simple défi athlétique. Il s’agit plutôt d’un voyage intérieur, d’une confrontation avec soi-même sur des distances qui dépassent souvent l’entendement pour le commun de mortels.
Ainsi, dans ces courses extrêmes, la solitude devient une compagne, parfois silencieuse, parfois assourdissante, et chaque pas est un test. Des heures, voire des jours de lutte, où le corps s’épuise, et où l’esprit vacille. Super programme.
Mais ce qui rend l'ultra-distance unique, c’est que l’effort ne se mesure pas uniquement en termes physiques. La résilience mentale devient la clef : comment rester lucide alors que la fatigue altère la perception, que la douleur brouille les repères et que l’épuisement tente de prendre le contrôle de votre cerveau ?
L'ultra-trail, ce serait en quelque sorte l'art de résister à l'abandon, apprivoiser la douleur et trouver un équilibre entre l'extrême fatigue corporelle et la nécessité de maintenir une clairvoyance mentale. Mais aussi une question d’entraînement à répéter des routines : comment chaque course, chaque blessure, chaque moment de doute forme un puzzle complexe que le coureur tente de recomposer à chaque nouvel engagement dans ces épreuves démesurées. Comme une sorte de patterns gestuels et mentaux.
L’UTMB 2024 sous le signe de la défaillance
L'édition 2024 de l'Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) a marqué les esprits par un taux d'abandon saisissant : 36 % des participants n'ont pas franchi la ligne d'arrivée. Sur un total de 2761 coureurs ayant pris le départ, 1001 ont abandonné avant la fin de la course, un chiffre qui résonne comme un rappel brutal des difficultés inhérentes à cette épreuve mythique. Mais ce qui surprend davantage, c’est le nombre alarmant d'élites masculins ayant dû se retirer de la compétition : près de trois quarts d’entre eux, un fait rarissime dans l’histoire de l’UTMB.
Des favoris comme souvent cités parmi les prétendants à la victoire, ont été contraints d’abandonner. Un écart notable s’observe également entre les sexes : tandis que les hommes ont été durement touchés, seulement 40 % des femmes élites ont quitté la course.
Pourquoi un tel écart ? Le rythme infernal imposé dès les premiers kilomètres, la pression des sponsors, les aléas des conditions météo, ou encore une gestion mentale insuffisante ? Ces questions se posent avec une acuité nouvelle face à cette cascade d’abandons, témoignant de la complexité croissante des courses d'ultra-distance, où la préparation mentale devient aussi cruciale que la condition physique.
Ces chiffres révèlent la face cachée de l'ultra-trail, où l'extrême performance est une frontière ténue entre accomplissement héroïque et effondrement total.
@Trail ! Des Bosses et Des Bulles
L’importance de la préparation physique et mentale pour affronter ces épreuves extrêmes
Dans le monde de l’ultra-trail, la préparation physique ne fait aucun doute : des mois, voire des années d’entraînement intensif permettent au corps de résister aux dizaines d’heures de course, aux montées interminables et aux descentes techniques. Le renforcement musculaire, l'endurance, la gestion des ravitaillements et des blessures sont autant d'éléments essentiels pour tenir face aux rigueurs de ces courses hors normes.
Mais ce qui émerge de plus en plus, à mesure que les courses deviennent plus longues et plus intenses, c’est l'importance cruciale de la préparation mentale.
Car au-delà des capacités physiques, c'est le mental qui, bien souvent, décide de l’issue. Comment rester concentré après 10, 15, 20 heures de course, lorsque la fatigue distord la perception du temps et de l’espace, lorsque chaque pas devient un effort presque insoutenable ?
La gestion des pensées parasites, la capacité à surmonter les moments de doute, la force de ne pas céder aux signaux de douleur du corps, voilà ce qui distingue ceux qui finissent de ceux qui abandonnent.
Les athlètes qui réussissent le mieux dans ces conditions extrêmes développent une résilience mentale tout aussi affûtée que leurs muscles. Ils apprennent à entrer dans un état de conscience modifiée, à travailler sur la concentration et la pleine conscience pour rester connectés à leurs sensations corporelles tout en maîtrisant leurs émotions. L’entraînement ne se limite donc plus à préparer le corps à affronter l’effort, il s’agit aussi de forger un esprit capable de faire face à l’épuisement, aux doutes, et à la tentation constante de l’abandon.
Ainsi, dans ces épreuves où l’on bascule entre extase et souffrance, la clé réside dans l’équilibre subtil entre un corps en pleine possession de ses capacités et un esprit capable de naviguer dans les méandres de la fatigue extrême.
La fatigue multidimensionnelle dans l’Ultra-Trail
L'ultra-trail est une épreuve où la fatigue prend des formes multiples, impactant non seulement le corps, mais aussi l’esprit. Guillaume Millet, chercheur spécialiste en physiologie de l'effort et en fatigue, a étudié ces différentes dimensions, notamment dans le contexte des courses d'ultra-distance. Son travail met en lumière les mécanismes complexes de la fatigue et propose des pistes pour mieux comprendre et gérer cette usure progressive qui affecte aussi bien le physique que le mental.
La fatigue périphérique : Le corps à l’épreuve
La fatigue périphérique est celle qui touche directement les muscles et les systèmes cardiorespiratoires, résultat d’une usure mécanique et énergétique. Lors d’un ultra-trail, la perte de force musculaire et les déséquilibres énergétiques deviennent de plus en plus prononcés à mesure que les kilomètres défilent. Les muscles volontaires, en particulier, sont soumis à des sollicitations constantes. Sur les 639 muscles du corps humain, ce sont principalement les 570 muscles commandés par notre volonté qui sont mobilisés, avec une attention particulière portée aux muscles des jambes, des pieds et des mains, essentiels pour le mouvement et la stabilité.
Les effets de cette fatigue se traduisent par une perte de force progressive, des douleurs musculaires, des déséquilibres énergétiques et des altérations au niveau articulaire. Les tendons, les ligaments, et les os eux-mêmes, qui exercent un rôle central dans l’harmonie corporelle, participent aussi à cette fatigue physique. Chaque pas, chaque geste mobilise une série de muscles et d'os, des pieds à la colonne vertébrale, mettant en jeu un système complexe dont la moindre faiblesse peut entraîner des blessures ou une baisse de performance.
Face à cela, les stratégies d’entraînement pour prévenir cette fatigue périphérique sont cruciales. Il s'agit d’alterner les phases de travail intense et de récupération, d'intégrer des exercices de renforcement musculaire, et de soigner la préparation spécifique aux terrains techniques et aux longues distances. Le but est de maintenir une force musculaire stable tout au long de la course, tout en limitant les déséquilibres qui, sur des centaines de kilomètres, peuvent mener à l’abandon.
La fatigue centrale : Quand l’esprit vacille
Mais l’ultra-trail ne se joue pas uniquement sur le plan physique. Guillaume Millet met en évidence l’importance de la fatigue centrale, cette fatigue qui émane directement du cerveau et de la moelle épinière, perturbant la communication entre les muscles et le système nerveux. Dans une épreuve d’ultra-distance, l’activité supra-spinale (cérébrale) et spinale (moelle épinière) devient une source de lassitude intense. Le corps peut être encore capable de répondre aux sollicitations, mais le cerveau commence à ralentir les commandes, altérant la coordination motrice et la perception de l’effort.
La fatigue centrale se manifeste également par une baisse des réserves émotionnelles et cognitives. Les longues heures de course, l'isolement, l’épuisement mental provoqué par l’effort continu finissent par altérer la capacité du coureur à rester concentré. Les pensées parasites envahissent l’esprit : doutes, angoisses, envies d’abandon. À ce stade, le simple fait de rester en mouvement devient un combat contre soi-même.
Les conditions environnementales jouent aussi un rôle clé dans cette fatigue centrale. La chaleur, l’altitude, ou encore le manque de sommeil accentuent la dégradation mentale et physique. Comme Millet l’explique, « l’homéotermie, ou la capacité du corps à maintenir une température stable, devient un défi constant en ultra-trail », surtout lorsque l'on traverse des environnements aux écarts de température extrêmes. Le manque de sommeil, quant à lui, accentue la fragilité mentale : le cerveau, privé de repos, perd en lucidité, et chaque obstacle devient une montagne à gravir.
La fatigue mentale : Un piège subtil
Enfin, la fatigue mentale, souvent insidieuse, affecte directement la motivation et la capacité à gérer l’effort. À mesure que le corps s’épuise, l’esprit vacille, et la lassitude mentale s’installe. Les coureurs d’ultra-trail connaissent bien ce sentiment de « ne plus avoir envie », ce moment où la volonté semble s’effondrer sous le poids de l'épuisement. D’où la nécessité de stratégies mentales pour combattre ces pensées parasites qui fragilisent la détermination.
François Ducasse, dans son ouvrage « Champion dans la tête », proposait en 2016 d'intégrer des « pensées parades », des techniques de recentrage sur la maîtrise technique et le potentiel physique. Ces techniques permettant de réaffirmer la détermination, d’éloigner les pensées négatives et de raviver la motivation.
Cette fatigue mentale s’aggrave d’autant plus que l’ultra-trail est une discipline où l’incertitude et l’imprévisibilité sont constantes : un changement de météo brutal, un ravitaillement manqué, une douleur inattendue. Apprendre à gérer ces imprévus, c’est aussi se préparer à l’aspect mental de la course. Les stratégies d’entraînement intègrent désormais des exercices de concentration, de gestion du stress et des émotions, pour faire face aux moments de doute inévitables dans ce type de course.
Pour conclure sur ce phénomène de fatigue dans l’ultra-trail, on peut donc évoquer qu’il est multidimensionnel, affectant le corps autant que l’esprit. La gestion de cette fatigue, qu’elle soit périphérique, centrale ou mentale, demande donc une approche holistique, alliant préparation physique, mentale, et une profonde connaissance des mécanismes qui sous-tendent l’effort humain. L’ultra-trail, plus qu’une simple épreuve d’endurance, devient alors un véritable voyage intérieur, où chaque coureur doit apprendre à dompter ses limites corporelles et mentales.
Altération de la conscience et fatigue en Ultra-Trail : Vers une nouvelle dimension d'exploration mentale ?
Dans l'ultra-endurance, et particulièrement lors des ultra-trails, les athlètes ne sont pas seulement confrontés à une fatigue physique, mais également à une altération des processus sensoriels et moteurs qui interagissent de manière continue. La « boucle sensori-motrice », qui désigne l’interaction entre les informations sensorielles (perception de l’environnement et du corps) et les réponses motrices (mouvements du corps), est un élément central de la performance athlétique. Lorsque cette boucle est perturbée par la fatigue, les conséquences peuvent être multiples : déséquilibres moteurs, perte de précision dans les mouvements, et altération de la perception du corps dans l’espace.
Les travaux de Pat Hodgen offrent une piste de réflexion intéressante dans ce domaine. Hodgen suggère qu'il est crucial, pour améliorer la performance sous fatigue, de ne pas chercher à inhiber cette boucle sensori-motrice. Au lieu d’essayer de contrôler excessivement ses mouvements ou de se déconnecter des sensations corporelles, l’athlète devrait chercher à maintenir une sensibilité ouverte aux signaux internes (musculaires, articulaires) et externes (terrain, environnement) malgré l’épuisement. Cette approche favorise une réponse corporelle plus fluide et plus adaptative, permettant de mieux gérer la fatigue et de maintenir une qualité de mouvement adéquate. Selon Hodgen, en tentant d'inhiber ou de limiter la boucle sensori-motrice, l'athlète court le risque de dégrader ses performances motrices en créant des tensions musculaires excessives ou en perturbant sa proprioception.
La fatigue perturbe la boucle sensori-motrice de plusieurs façons, à commencer par une dégradation de la perception du temps, des distances et de la proprioception (la conscience du corps en mouvement). Des études en neurosciences appliquées au sport montrent que la fatigue musculaire et centrale peut altérer la capacité du cerveau à traiter les informations sensorielles, ce qui entraîne des erreurs d'évaluation spatiale ou temporelle. Par exemple, une étude de Marcora et Staiano (2010) démontre que la fatigue cognitive peut affecter le contrôle moteur, réduisant la précision des mouvements et augmentant le risque de blessure. D'autres recherches, comme celles de Guillaume Millet sur la fatigue neuromusculaire (Millet, G. Y., & Lepers, R. - 2004), confirment que la fatigue affecte non seulement la capacité musculaire, mais également le traitement sensoriel, notamment la perception des distances parcourues ou à parcourir.
Cette altération cognitive et sensorielle se traduit souvent par une perception déformée du temps et des distances. Les athlètes rapportent fréquemment que les kilomètres semblent « plus longs » et que les minutes paraissent « s'étirer » lorsqu'ils atteignent des niveaux de fatigue avancés. De plus, la fatigue affecte la perception du corps en mouvement, un phénomène bien documenté dans la littérature scientifique.
Les recherches de Proske et Gandevia (2012) mettent en lumière l'impact significatif de la fatigue sur les signaux proprioceptifs envoyés au cerveau. En endurance, ces signaux, qui sont essentiels pour informer le corps de sa position et de son mouvement dans l'espace, deviennent moins précis sous l'effet de la fatigue musculaire. Cette altération entraîne une perception erronée de l'effort, un déséquilibre dans la coordination motrice et peut même affecter la capacité à maintenir une posture adéquate. En parallèle, les travaux de Millet et al. (2003) confirment que la fatigue prolongée perturbe les mécanismes neuromusculaires, ce qui affecte directement la force musculaire et la capacité à ajuster les mouvements, rendant les efforts beaucoup plus difficiles à maintenir sur de longues distances.
Ces études soulignent que la fatigue ne touche pas uniquement les muscles, mais qu'elle influence également le retour sensoriel vers le cerveau, ce qui complique la gestion de l’effort et des mouvements dans les courses d'endurance comme l'ultra-trail.
Ces perturbations, si elles ne sont pas anticipées et gérées, peuvent conduire à des erreurs dans la gestion du rythme, des maladresses dans la foulée, voire des chutes dans les terrains techniques. Cependant, ces défis peuvent être en partie surmontés en travaillant spécifiquement sur la conscience corporelle pendant l’entraînement, en s’appuyant sur des techniques de pleine conscience et de feedback sensoriel.
Dans cette optique, l’idée de ne pas « inhiber » la boucle sensori-motrice mais de l’utiliser activement pour maintenir un niveau de vigilance sensorielle pourrait devenir une stratégie clé pour les athlètes d’endurance. L’objectif ne serait pas de supprimer les signaux de fatigue, mais plutôt d’apprendre à les intégrer dans la gestion de l’effort, en cultivant une meilleure conscience du corps en mouvement malgré la fatigue.
Les états de conscience modifiée dans l'effort extrême : comment l'épuisement redéfinit-il notre perception de nous-mêmes ?
Dans les épreuves d'ultra-endurance, de nombreux athlètes rapportent des expériences de conscience modifiée, un phénomène souvent observé lors de phases de fatigue intense. La dissociation cognitive motrice, un concept étudié par des chercheurs comme Owen et Coleman (2008), illustre cette séparation entre l'activité physique et la conscience (1).
Dans ces moments, l'athlète continue à courir, les mouvements deviennent presque automatiques, mais la perception consciente de l'effort, des sensations corporelles, et parfois même du temps ou de l’espace, semble altérée ou réduite. Cette forme de "dissociation" pourrait être une stratégie de protection de l’esprit face à la surcharge sensorielle et émotionnelle induite par l’effort prolongé.
L'état de "flow", décrit par Csikszentmihalyi (1990), constitue un autre état modifié de la conscience, fréquemment rapporté dans les sports d'endurance. Le flow est caractérisé par une immersion totale dans la tâche, un sentiment de fluidité dans les actions et une disparition de la perception du temps. Certains ultra-traileurs vivent cet état comme une délivrance mentale, un état de grâce temporaire qui leur permet de transcender la douleur et la fatigue. Toutefois, la frontière entre le flow et la dissociation cognitive motrice reste floue, notamment en condition de fatigue extrême, où la conscience du corps et de l’environnement peut être altérée de manière plus marquée.
D'un point de vue scientifique, la fatigue altère la capacité de l'individu à maintenir une perception stable de son propre corps en mouvement et du monde qui l'entoure. Les recherches de Gandevia (2001) sur la fatigue centrale révèlent que l’épuisement du système nerveux central peut entraîner des perceptions déformées, affectant à la fois les signaux moteurs et sensoriels. Ces états de conscience modifiée, induits par la fatigue, posent la question de savoir s'ils peuvent être "entraînés" ou anticipés par une préparation mentale spécifique.
L’hypothèse, déjà évoquée par certains entraîneurs et chercheurs, serait de travailler ces états altérés de conscience à l’entraînement pour mieux les appréhender en course. Les techniques de pleine conscience ou de méditation pourraient aider les athlètes à prendre conscience des moments où leur esprit se détache du corps, et ainsi à mieux gérer ces phases pendant une compétition. Le développement d’une meilleure conscience corporelle et mentale pourrait non seulement favoriser la performance, mais aussi prévenir certains risques liés à une dissociation cognitive motrice trop prononcée, où l'athlète pourrait ignorer des signaux de danger comme des blessures imminentes ou une fatigue excessive.
Le processus mental en course : Pensées parasites et pensées parades
Au fil des kilomètres, le corps n’est pas seul à s’épuiser : l’esprit aussi subit une véritable épreuve. Dans l’ultra-endurance, les pensées parasites – angoisse, doute, lassitude mentale – viennent amplifier la fatigue physique. À mesure que la distance s’allonge, ces pensées peuvent prendre une forme insidieuse. Ainsi, la fatigue mentale affecte directement les capacités d'auto-régulation du cerveau, réduisant la capacité à maintenir une concentration sur les objectifs lointains et laissant place aux pensées négatives. Le coureur se retrouve alors face à une double épreuve : celle du corps, et celle de l’esprit.
Mais existe-t-il des stratégies pour neutraliser ces pensées parasites ? Les recherches en psychologie du sport apportent des réponses intéressantes. Des techniques comme la focalisation sur des micro-objectifs ou la respiration consciente sont largement utilisées par les athlètes pour fragmenter l’effort mental (comme par exemple avec Stéphane Janssoone).
En décomposant une course de plusieurs dizaines d’heures en petites unités – un ravitaillement, une montée, un simple point de passage – le cerveau reprend le contrôle, évitant ainsi de se perdre dans l'immensité de l'épreuve.
Les pensées parades, quant à elles, sont des stratégies mentales permettant de transformer les obstacles psychologiques en force. Les mantras, par exemple, consistent en des phrases courtes, répétées mentalement pour renforcer la confiance en soi. La visualisation de la victoire ou de la ligne d’arrivée est une autre technique puissante, étudiée notamment par des chercheurs en psychologie du sport tels que Cumming & Williams (2012), qui ont démontré que le cerveau humain peut être "programmé" pour surmonter des situations difficiles en cultivant ces schémas mentaux positifs.
En adoptant ces techniques issues de la psychologie du sport, le coureur ne se contente pas d’endurer la course : il reconfigure son esprit pour dompter l'effort extrême. Ces stratégies mentales, bien intégrées à l’entraînement, deviennent des alliées indispensables lors de moments de fatigue intense.
Entre l'Humain et le Virtuel : Exister au-delà des écrans ?
Dans le contexte de l'ultra-trail et des défis de l'endurance, l'omniprésence des écrans et des réseaux sociaux façonne également la manière dont les athlètes perçoivent et vivent leur parcours. Alors que le corps et l'esprit sont mis à rude épreuve, l'impact du regard extérieur, exacerbé par les réseaux, entraîne une tension entre l'être et le paraître , entre vivre et exister, pour reprendre la réflexion d'Elsa Godart .
Dans son livre « Les vies vides », Elsa Godart évoque la manière dont la société contemporaine, saturée de connexions virtuelles, tend à éloigner l'individu de lui-même, le plongeant dans une quête incessante de validation extérieure. Le coureur d'ultra-trail, lui aussi, peut être pris au piège de cette course à l'image, où chaque pas, chaque performance est médiatisée, partagée, likée, commentée. Les réseaux sociaux transforment ainsi l'expérience intérieure de la course en une vitrine , un espace où l'on doit constamment répondre aux attentes des autres, au risque de se perdre soi-même.
Mais à quel moment cesser de vivre l'instant pour se contenter d'y exister virtuellement ?
Sous l'œil des médias, l'athlète peut être réduit à une performance publique , une narration imposée qui gomme les moments de doute, les pensées parasites, les échecs personnels. Dans cette surmédiatisation, la superprésence dont parle Godart s'efface, au profit d'une hyper-connexion qui dérobe la profondeur de l'expérience individuelle. Le coureur, tout en se dépassant physiquement, est en proie à une dualité : entre son expérience réelle et sa projection publique, façonnée par le prisme des écrans.
Alors, comment réconcilier ces deux dimensions ? Comment, au milieu de cette spectaculairisation de soi , retrouver le sens profond de la course, ce moment où l'on passe du statut de simple être observé à celui d'individu pleinement connecté à l'instant présent ?
Cette superprésence que l'ultra-trail offre est un antidote aux dérives de la virtualité. Dans l'effort extrême, dans l'épuisement, il n'y a plus de place pour les masques sociaux. L'individu se redécouvre tel qu'il est, déconnecté de la pression numérique, recentré sur son propre souffle, sur la cadence de ses pas, sur la réalité brute de son corps en mouvement.
L'ultra-trail devient ainsi non seulement une épreuve physique, mais aussi une quête d'authenticité, une manière de se libérer du regard des autres , pour retrouver l'essence même de ce que cela signifie d' exister , en dehors des images. , des likes et des attentes sociales.
Cette dualité, entre la nécessité de se montrer et celle de se retrouver , éclaire une question plus large : dans notre monde hyper-connecté, comment préserver notre présence à nous-mêmes ?
L'Entraînement mental comme clé de la réussite en Ultra-Trail ?
Dans l’univers de l’ultra-endurance, la performance physique est souvent au premier plan, mais l'importance de l'entraînement mental est tout aussi cruciale. Loin de se limiter à la préparation physique, les athlètes d’élite intègrent de plus en plus des outils d'entraînement mental pour améliorer leur résilience. La méditation, la visualisation, et un langage intérieur positif sont désormais des stratégies reconnues, comme l’ont montré diverses études en psychologie du sport.
Méditation et langage intérieur
La méditation, utilisée pour améliorer la gestion du stress et la concentration, permet aux athlètes d'apprendre à calmer leur esprit pendant les moments critiques d'une course. Elle aide à maintenir un état d'esprit détendu tout en restant alerte, une pratique essentielle pour maintenir la clarté mentale face aux kilomètres à parcourir.
Dans le cadre du langage intérieur, évoquer les travaux de Julia Kristeva permet d’introduire une dimension psychologique plus profonde. Kristeva, dans ses théories sur le langage et le sujet parlant, met en avant l’importance du dialogue intérieur dans la construction du soi. En effet, selon elle, le langage ne se limite pas à la communication externe, mais constitue un espace interne où se jouent des luttes psychologiques. Cette idée rejoint la notion du « langage interne » dans le sport de haut niveau. Les athlètes, en cultivant un discours intérieur positif, activent un processus similaire à ce que Kristeva décrit comme un espace de négociation entre le corps et l’esprit.
Pour Kristeva, les mots que nous utilisons, même intérieurement, ont un impact direct sur notre état émotionnel. Dans le cadre de l’ultra-endurance, où le doute et la fatigue mentale sont omniprésents, un langage intérieur structurant et apaisant peut permettre aux athlètes de se réapproprier leur expérience corporelle. Cela rejoint les travaux de Taylor & Taylor (1998) sur le rôle du discours interne dans la gestion des pensées parasites : en transformant les monologues internes négatifs en schémas positifs, les coureurs sont mieux armés pour faire face aux obstacles psychologiques et physiques. Kristeva nous rappelle ici que ce dialogue intérieur est un outil clé pour l’autorégulation émotionnelle et mentale, renforçant la résilience face à l'effort extrême.
En associant les théories de Kristeva à l’importance du langage interne dans l'ultra-endurance, on ouvre une perspective nouvelle : celle d'une lutte constante entre les forces internes de déconstruction (pensées parasites) et de reconstruction (pensées parades).
Visualisation et précision mentale
La visualisation et la précision mentale sont des techniques prisées par les athlètes d'endurance pour préparer leur esprit à gérer les moments critiques de l'effort. En se projetant mentalement dans des scénarios précis – qu'il s'agisse de surmonter des obstacles ou de visualiser le franchissement de la ligne d’arrivée – les coureurs entraînent leur cerveau à rester concentré et à éviter la panique sous la pression de la fatigue. Ce processus de visualisation répétée permet non seulement d’anticiper les difficultés, mais aussi de familiariser le cerveau avec ces schémas d’action, créant une sorte de "précision mentale". La capacité à recréer mentalement des situations complexes avec un haut degré de détail – souvent qualifiée de "précision mentale" – permet ainsi d'améliorer la gestion de l'effort en course.
Cette technique est renforcée par la gestion des émotions et de la confiance en soi. Des études, notamment celles de Weinberg et Gould (2019), montrent que la visualisation améliore la confiance et réduit l’anxiété. En structurant une vision précise et positive de la réussite, elle permet à l’athlète de mobiliser ses ressources cognitives de manière plus efficace.
Par ailleurs, le terme "précision" est tout à fait approprié ici, car il s'agit de structurer mentalement les actions et réactions attendues avec minutie, permettant de réagir de manière adéquate aux imprévus.
Ralentir pour gagner: L’exemple des élites féminines
Lors de l’UTMB 2024, les performances des athlètes féminines ont été marquantes, particulièrement en matière de gestion émotionnelle et mentale. Avec une proportion moindre d'abandons par rapport à leurs homologues masculins, les femmes ont su faire preuve d’une écoute attentive de leur corps et de leur esprit. Cette gestion plus intuitive de la course, qui inclut ralentir quand nécessaire pour mieux repartir, souligne l’importance de la gestion mentale et de l’autorégulation dans l’ultra-endurance. En intégrant une stratégie où l'écoute de soi prend une place centrale, elles ont pu gérer efficacement la fatigue mentale et physique.
L'une des leçons majeures en ultra-endurance est qu'il ne s'agit pas simplement d'aller plus vite, mais souvent de ralentir pour mieux gérer son effort. Comme le rappellent les études sur la régulation de l’effort, apprendre à écouter son corps, reconnaître les signaux de fatigue, et ralentir quand nécessaire est une compétence clé. En apprenant à moduler leur rythme, les coureurs optimisent leurs performances sur le long terme, réduisant les risques de blessures et d'épuisement mental.
Conclusion : vers une Préparation Intégrative Physique et Mentale
La préparation en ultra-endurance ne se limite plus à l'entraînement physique. Les réflexions autour des états de conscience altérés et des stratégies mentales ouvrent des pistes passionnantes pour optimiser les performances et repousser les limites de l'effort extrême. En intégrant les dimensions psychologiques, telles que la visualisation, le discours interne positif, et la gestion des pensées parasites, les coureurs peuvent non seulement améliorer leur résistance face à la fatigue, mais aussi éviter les abandons liés à l'épuisement mental.
Les études neuromusculaires et cognitives, ainsi que les témoignages des athlètes élites, soulignent que l'entraînement mental est aussi crucial que la préparation physique. Loin d’être un simple complément, cette approche intégrative pourrait transformer la manière dont les athlètes abordent les épreuves d’endurance. La gestion de la fatigue centrale, par exemple, combinée à une meilleure auto-régulation émotionnelle, peut non seulement améliorer la performance mais aussi prévenir les situations d’épuisement.
En réévaluant ainsi les abandons, on comprend que l'échec n'est pas synonyme de faiblesse, mais peut être un moteur de réussite future. Comme le précise encore Charles Pépin, « l'échec nous apprend à écouter la réalité et à trouver des solutions que nous n'aurions jamais envisagées autrement. » (Les vertus de l'échec, Allary, 2016).
Appliqué à l'ultra-trail, cela signifie que chaque abandon est une opportunité de mieux comprendre son corps, ses capacités mentales, et les conditions de la course. En intégrant les leçons tirées des échecs, les athlètes peuvent ajuster leur préparation, affiner leur gestion de la fatigue, et revenir plus résilients.
Repenser la préparation mentale comme un élément clé de la réussite, plutôt que comme une réponse secondaire à la fatigue physique, permet d'envisager de nouvelles stratégies pour surmonter les obstacles psychologiques inhérents à l'endurance extrême. Pourtant, en France, cette approche reste encore largement sous-estimée. Alors que dans d'autres pays, la préparation mentale fait partie intégrante de l'entraînement des athlètes, elle est encore souvent perçue ici comme un complément optionnel. Il est donc crucial de changer cette perception et de comprendre que la maîtrise de l'esprit, tout autant que celle du corps, est essentielle pour performer dans des disciplines aussi exigentes.
Références
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Cette étude analyse les relations entre l'entraînement d'endurance et la performance chez les coureurs en se concentrant sur deux paramètres physiologiques clés : la fréquence cardiaque et le seuil de lactate.
Coyle, E. F., et al. (1984). "Maximal oxygen uptake and power output during lower-body exercise". Medicine & Science in Sports & Exercise, 16(5), 517-522.
Cette étude explore les relations entre la consommation maximale d'oxygène (VO2 max) et la puissance musculaire produite lors d'exercices ciblant le bas du corps. Les auteurs se concentrent sur la capacité d'endurance des athlètes d'élite et la façon dont le VO2 max influe sur leur performance physique.
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Cet article explore les mécanismes de la fatigue musculaire et leur impact sur la performance humaine, en particulier dans un contexte sportif. Il encourage la poursuite des recherches sur l'impact de la fatigue centrale dans des conditions de performance extrême, comme dans les sports d'endurance, afin de mieux comprendre comment les athlètes peuvent s'entraîner pour gérer et atténuer ces formes de fatigue.
Gandevia, S. C. (2001). "Spinal and Supraspinal Factors in Human Muscle Fatigue." Physiological Reviews, 81(4), 1725-1789.
Cette étude explore de manière approfondie les mécanismes centraux et périphériques impliqués dans la fatigue musculaire humaine. Cet article est une référence majeure pour comprendre comment la fatigue affecte non seulement les muscles eux-mêmes, mais également les voies nerveuses qui commandent ces muscles.
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Hodgen, P. (2020). "The Role of Sensorimotor Feedback in Endurance Sports". Journal of Sport Science & Physical Activity, 12(3), 45-59.
Cette étude propose des perspectives intéressantes pour les entraîneurs et les athlètes souhaitant optimiser leurs performances, notamment par le biais d'entraînements basés sur la conscience corporelle et l'amélioration de la proprioception.
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Cette étude explore l'impact de la fatigue mentale sur la performance physique, notamment lors de la course. Cet article examine un phénomène important qui a de vastes implications dans le domaine de l'endurance et de la performance sportive.
McArdle, W. D., Katch, F. I., & Katch, V. L. (2014). Exercise Physiology: Energy, Nutrition, and Human Performance (8th ed.). Lippincott Williams & Wilkins.
Ce livre couvre un large éventail de sujets, notamment les systèmes énergétiques du corps humain, la nutrition sportive, la réponse du corps à différents types d'exercice (comme l'endurance ou la musculation), ainsi que des informations sur la performance physique et l'adaptation physiologique à l'exercice. Il explore également l'importance de la nutrition dans l'optimisation des performances et la récupération, ainsi que les réponses métaboliques et cardiovasculaires à l'effort.
Millet, G. Y. (2021). Ultra-Trail : Plaisir, performance et santé (2e édition). Outdoor Éditions.
Millet, G.Y., Tomazin, K., Verges, S., Vincent, C., Bonnefoy, R., Boisson, R.C., Gergelé, L., & Féasson, L. (2011). Conséquences neuromusculaires d'un ultra-marathon extrême en montagne. PLoS ONE, 6(2), e17059. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0017059
Cette étude examine en profondeur l’impact d’un ultra-marathon en montagne sur les fonctions neuromusculaires et les processus de récupération, en explorant des aspects comme la fatigue centrale et périphérique ainsi que les dommages musculaires.
Millet, G.Y., Martin, V., Lattier, G., & Ballay, Y. (2003). Mécanismes contribuant à la perte de force des muscles extenseurs du genou après un exercice de course prolongé. Journal of Applied Physiology, 94(1), 193-198. https://doi.org/10.1152/japplphysiol.00600.2002
Cet article examine les mécanismes responsables de la perte de force des extenseurs du genou après un exercice prolongé de course à pied, en mettant en évidence les facteurs centraux et périphériques contribuant à la fatigue musculaire chez les athlètes d'endurance.
Proske, U., & Gandevia, S. C. (2012). "The proprioceptive senses: their roles in signaling body shape, body position and movement, and muscle force". Physiological Reviews, 92(4), 1651-1697. DOI: 10.1152/physrev.00048.2011.
Cette étude fournit une base essentielle pour comprendre comment les athlètes peuvent mieux gérer leur effort et leur perception corporelle, surtout dans des situations de fatigue extrême, comme c'est souvent le cas dans les courses d'ultra-endurance.
(1) Des recherches comme celles d'Adrian M. Owen et Coleman (2006, 2008) se sont concentrées sur la dissociation entre la conscience et l'activité physique, particulièrement dans les états modifiés de conscience chez des patients atteints de lésions cérébrales. Les patients dans ces études semblaient ne pas répondre aux stimuli extérieurs mais étaient capables d'effectuer des tâches cognitives, détectables via l'IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle) et l'EEG (électroencéphalogramme).
Bien que ces travaux aient porté sur des patients avec des troubles de la conscience, ils fournissent un parallèle intéressant avec l'expérience des athlètes d'ultra-endurance. Lors de ces épreuves extrêmes, certains coureurs rapportent un phénomène similaire : une dissociation cognitive-motrice où ils continuent à courir mécaniquement, sans être pleinement conscients de l'effort qu'ils fournissent, comme si leur conscience était "ailleurs". Cette idée est donc liée à l'altération de la perception et au détachement de l'expérience corporelle, un état souvent décrit par les athlètes en situation de fatigue extrême. En outre, des états de "flow", explorés en psychologie, partagent des similitudes avec ces états modifiés de conscience. Les athlètes dans ces moments semblent fonctionner en mode automatique, avec une perception altérée du temps et un engagement total dans l'action sans effort conscient. Ces phénomènes peuvent offrir une nouvelle piste d'exploration dans le cadre de la préparation mentale des athlètes. Si l'on peut entraîner ces états de dissociation ou de flow, cela pourrait aider les coureurs à mieux appréhender et maîtriser ces moments critiques en course.
✍🏼 Pour des informations concernant un accompagnement mental: contact@glow.re