L’ouïe, un sens oublié ?

La perception auditive est un guide sensoriel vital. L’ouïe anticipe, alerte et oriente l’action, même hors champ visuel. Ce sens archaïque, précis et omnidirectionnel, façonne une intelligence spatiale incarnée, essentielle par exemple pour courir avec fluidité, présence et lucidité.
Le 13 décembre 2025
l'audition en trail
Partager

« L’audition est le seul sens capable de détecter des événements dans toutes les directions, en l’absence de visibilité, et à travers les obstacles. »  – Yost, W. A. (2013). Fundamentals of Hearing: An Introduction. Academic Press.

 

Dans un précédent article, Courir les yeux ouverts, j’ai exploré la vision non comme un simple canal d’image, mais comme une fonction cognitive à part entière, une écriture du monde par le cerveau en mouvement. Voir, c’était déjà décider, ressentir, ajuster. 

Et surtout : habiter l’espace, avec lucidité.

Ce texte ouvre une voie que je souhaite poursuivre aujourd’hui : celle d’une exploration progressive des sens dans la pratique du trail, non pour dresser un inventaire des sensations, mais pour mieux comprendre comment ces fonctions perceptives accompagnent, modèlent ou perturbent notre engagement corporel et mental.


Voir, entendre, sentir, toucher, respirer… Ces actes ordinaires sont en réalité des systèmes d’alerte, d’interprétation, de régulation émotionnelle, souvent passés sous silence dans les discours sur la performance. Et pourtant, ils façonnent nos courses, nos décisions, nos états de corps. Ils sont aussi des points d’entrée concrets dans l’accompagnement mental, que ce soit en préparation, en compétition ou en récupération.

Aujourd’hui, je souhaite m’arrêter sur un sens à la fois omniprésent et souvent oublié : l’ouïe.
Elle précède la vue chez l’enfant. Elle continue à fonctionner pendant le sommeil. Elle entoure chaque geste d’un halo invisible d’alertes, d’informations et de mémoires.

En trail, l’écoute n’est pas décorative : c’est un système de détection, d’orientation, d’émotion. Elle permet d’anticiper un danger, de se repérer dans l’espace, de maintenir un équilibre subtil. Mais elle peut aussi devenir source de surcharge, de stress, voire de fatigue.

Qui n’a jamais ressenti cette tension soudaine provoquée par un bruit strident de micro avant une course ?
Qui n’a pas été gêné, voire désorienté, par le son inattendu d’un coureur qui surgit dans son dos ?
Et qui n’a pas, au contraire, trouvé du réconfort dans le bruit régulier de ses pas, dans le murmure d’un torrent ou dans la respiration syncopée d’un peloton en montée ?

Le son est matière, rythme, mémoire. Il parle au corps avant de passer par la pensée. Il peut apaiser ou désorganiser. Stimuler ou figer.

Et l’oreille, loin d’être un simple réceptacle passif, est une interface active entre le monde, le cerveau et le mouvement.

Dans les lignes qui suivent, je propose d’explorer ce que l’ouïe fait à notre pratique du trail. Ce qu’elle révèle. Ce qu’elle déclenche. Ce qu’elle soutient. Et comment, en apprenant à mieux entendre, non pas plus fort, mais plus finement, on peut aussi courir plus librement.

 

Entendre pour survivre : un sens archaïque, toujours actif

Bien avant que l’enfant n’ouvre les yeux, il entend. Dans le ventre maternel, le rythme cardiaque, la voix, les vibrations du monde extérieur composent déjà un paysage sonore. L’ouïe est le premier sens pleinement fonctionnel du fœtus, dès la 25e semaine, et restera, des décennies plus tard, le dernier à s’éteindre à l’approche de la mort. Cette antériorité sensorielle n’est pas anecdotique : elle révèle l’importance archaïque de l’écoute dans la survie du vivant.

Sur le plan de l’évolution aussi, l’ouïe précède la vision. Bien avant l’apparition d’un œil optique performant, les systèmes sensoriels de détection sonore se mettaient en place chez les vertébrés aquatiques : vibrations dans l’eau, infrasons, détection de mouvements à distance. C’est par le son que l’on pressent, que l’on anticipe, que l’on réagit.

Contrairement à l’œil, l’oreille ne se ferme jamais. Il n’existe pas de paupière auditive. Le son traverse la nuit, la fatigue, le sommeil. Même plongé dans l’inconscience, le cerveau humain reste partiellement à l’écoute. Il trie, filtre, hiérarchise. Une étude de Kouider et al. (2014) a ainsi montré que certaines zones auditives du cerveau restent actives durant le sommeil profond, notamment pour traiter la voix humaine, signal particulièrement porteur d’information. C’est pourquoi un cri ou un bruit inhabituel peut nous réveiller instantanément, alors que d’autres sons, plus neutres, passent inaperçus.

L’écoute est continue et omnidirectionnelle. Là où la vision se focalise, l’audition englobe l’espace. Elle capte ce qui est derrière, au-dessus, ou hors champ visuel. Cette capacité périphérique, combinée à la rapidité du traitement auditif, en fait un sens fondamental dans l’alerte et l’action rapide.

En trail, par exemple, ces caractéristiques prennent tout leur sens. Entendre un coureur approcher dans son dos. Saisir le bruit d’une pierre qui se détache en contre-haut. Détecter un souffle, un froissement de végétation, un animal en fuite… Ce sont des micro-signaux qui peuvent faire la différence entre une anticipation efficace et une réaction trop tardive. Quand la visibilité chute, brume, nuit, virage serré l’oreille devient le seul radar fiable.

Mais ce que l’on oublie souvent, c’est que l’oreille n’est pas qu’un capteur de sons. C’est aussi un centre de gestion de l’équilibre et du mouvement.
En son cœur, l’oreille interne, où cohabitent la cochlée (organe de l’audition) et le vestibule (organe de l’équilibre), transforme les vibrations sonores en signaux nerveux, et enregistre en parallèle les accélérations angulaires du corps. Ce lien entre audition et proprioception est essentiel en course, notamment en descente technique, quand l’équilibre du tronc, la perception du sol et le traitement spatial doivent s’aligner sans retard (nous prendrons aussi le temps de l’explorer dans un prochain article).

À la différence du système visuel, la voie auditive passe par plus de relais synaptiques avant d’atteindre le cortex : elle transite par les noyaux cochléaires, le colliculus inférieur, le thalamus auditif… 

Cette complexité n’est pas une perte de temps, mais un raffinement du signal. Chaque relais ajoute une couche d’analyse : localisation, fréquence, rythme, émotion.
Ce système hiérarchisé permet à notre cerveau de savoir non seulement qu’un son a eu lieu, mais aussi où, comment, avec quelle intention probable.

Entendre, en course, n’est donc pas un simple « plus ». C’est un filet de sécurité, un outil de repérage, un guide d’attention. C’est parfois la première alerte que quelque chose se passe, avant même que le regard ne confirme.

Dans cet écosystème en mouvement, l’ouïe est un sens qui ne dort pas, qui veille, qui encadre l’action.
Elle capte l’invisible, amplifie la présence du monde, et murmure au coureur une information fondamentale : tu n’es pas seul, reste en alerte.

Schéma écoute

De la vibration à la décision : comment le cerveau écoute

Entendre semble simple : un bruit survient, nous l’entendons. Et pourtant, ce que l’on appelle « écoute » engage une mécanique interne d’une complexité vertigineuse, aussi rapide que silencieuse. Entre la vibration qui traverse l’air et l’interprétation consciente de cette vibration comme information utile, une voix, une pierre, un souffle, un orage, c’est tout un circuit neurologique qui s’active, précis, hiérarchisé, ultra-réactif.

Tout commence par une onde : une variation de pression dans l’air qui vient faire vibrer le tympan, membrane souple de l’oreille moyenne. Ces vibrations sont ensuite amplifiées par les osselets, marteau, enclume, étrier, puis transmises à la cochlée, cette spirale liquide logée dans l’oreille interne. Là, les cellules ciliées s’agitent, et transforment le mouvement mécanique en impulsion nerveuse. Le son devient signal électrique. L’information démarre…

Mais ce signal ne file pas droit vers le cerveau comme un message en ligne directe. Il traverse une série de relais synaptiques, chacun chargé de moduler, d’affiner, d’analyser. Ganglion spiral, noyaux cochléaires, olive supérieure, colliculus, thalamus auditif, cortex auditif primaire.

À chaque niveau, le son est découpé, orienté, trié. Rien n’est laissé au hasard. Contrairement à la vision, plus directe, la voie auditive est labyrinthique : elle croise, elle compare, elle évalue. Cette lenteur apparente cache en réalité une performance inouïe : celle d’entendre avec justesse, en contexte, dans l’action.

Le cerveau n’entend pas un son brut : il en déduit une provenance, une direction, une éventuelle intention. Il calcule. Il localise. Entre les deux oreilles, un décalage de quelques microsecondes suffit pour situer un bruit à gauche ou à droite. Ainsi, en dessous de 5 kilohertz, le système auditif utilise la phase de l’onde sonore : il mesure l’instant exact où le son atteint chaque oreille.

Un humain est capable de détecter un écart aussi infime que 11 microsecondes. Au-delà de cette fréquence, c’est l’intensité, plus forte du côté du son, qui sert de repère. Ces comparaisons sont traitées par l’olive supérieure, un noyau du tronc cérébral aussi discret qu’essentiel.

Mais entendre, ce n’est pas seulement savoir si quelque chose vient de la gauche ou de la droite. Le monde a une verticalité. Une profondeur. Et c’est là que le pavillon de l’oreille, souvent négligé, entre en jeu. Sa forme irrégulière, ses replis, ses asymétries créent des micro-distorsions spécifiques selon l’angle d’arrivée des sons. Ces réflexions modifient les hautes fréquences en fonction de leur hauteur dans l’espace. Le cerveau en tire une carte sonore en trois dimensions. 

Sans même bouger les yeux, nous savons qu’un oiseau chante au-dessus, qu’un coureur arrive derrière nous, qu’un rocher vient de tomber quelques mètres plus bas.

Ce traitement spatial repose sur une précision temporelle hors norme. Certains neurones du système auditif déchargent avec une régularité de l’ordre de 200 microsecondes ! C’est-à-dire que, sans effort conscient, notre cerveau est capable d’encoder le temps avec une finesse qui dépasse largement nos capacités volontaires. 

Une régularité presque musicale, presque militaire, au service de la survie.

En trail, cette capacité devient une forme de vigilance incarnée. On entend avant de voir. On réagit parfois sans même penser. Un bruit dans le dos active l’axe attentionnel. Une chute de pierre provoque un réflexe de retrait. Un souffle d’effort derrière soi réveille l’instinct de compétition ou de prudence. Et parfois, dans le silence, c’est l’absence de son qui alerte.

L’écoute, ici, n’est pas une distraction. Elle est le prolongement d’une attention située. Elle capte ce que les yeux ne peuvent voir : le hors-champ, l’approche, l’inattendu. Dans le flux d’une course, elle crée une conscience périphérique qui englobe l’espace.

Et quand les images se brouillent, dans le brouillard, la fatigue ou la vitesse, c’est elle qui maintient un lien ténu avec le monde. Elle devient une boussole invisible, un radar du vivant, un guide sans visage.

C’est peut-être là l’un des paradoxes de l’audition : elle est constante, fidèle, rapide, mais presque toujours reléguée au second plan. En trail, pourtant, elle est un sens d’action. Un organe de décision. Une forme d’intelligence corporelle qui, loin d’être passive, nous positionne dans l’espace, dans le groupe, dans la course.

écouteur et trail

L’oreille, capteur d’espace et d’émotions

L’oreille ne capte pas seulement du son. Elle donne au monde une densité. Une profondeur. Là où la vue balaye ce qui est devant, l’ouïe, elle, enveloppe. Elle perçoit ce qui est derrière, hors champ, dissimulé ou encore à venir. Elle tisse une toile sonore dans laquelle nous évoluons sans même en avoir toujours conscience. Dans le silence apparent d’un sentier, elle construit une scène. Chaque bruit y prend place. Une vibration devient un indice. Un silence devient une attente.

Un craquement derrière soi, imperceptible mais distinct, suffit aussi à éveiller une tension. Une branche brisée dans les bois, un souffle étranger, ou un pas précipité : la scène mentale se forme aussitôt. 

Pas besoin de voir. L’ouïe agence les éléments. Elle crée un décor intérieur, un espace de projection. On n’entend pas seulement un son : on perçoit sa direction, sa texture, sa vitesse, son intensité, et souvent son intention.

Dans la pratique du trail, l’environnement sonore devient une carte vivante. Il informe, guide, alerte. Le bruit d’une rivière au loin prépare le corps à anticiper un terrain humide, peut-être glissant. Le sifflement du vent dans les branches traduit une crête exposée à venir. Le martèlement irrégulier d’un pas derrière soi, plus rapide, plus proche, signale un coureur qui revient de loin (surtout si c’est une remontada de notre Ludo national). 

Et parfois, ce halètement inconnu, ce souffle lourd qui se rapproche dans une montée, déclenche un ajustement du rythme, une poussée d’adrénaline, une décision de résister ou de céder le passage. L’écoute devient alors tactique…

Mais il ne s’agit pas seulement d’écouter le monde. Il s’agit aussi d’écouter son propre corps. En course, l’audition devient un organe intérieur. Le souffle, le rythme cardiaque, la cadence des pas, la respiration plus courte ou plus saccadée : autant de sons issus de soi, qui agissent comme des balises. 

Une alerte de fatigue. Une variation dans l’allure. Une perte de coordination. Le corps parle, non pas en mots, mais en rythmes, en souffles, en frottements. Il se fait entendre. Et l’athlète qui sait écouter perçoit plus tôt les signaux faibles, ceux qui précèdent la rupture ou l’emballement.

Le monde du trail est sonore. Et cette sonorité n’est pas décorative : elle est informationnelle. Elle informe du dehors, elle régule le dedans. Elle crée une relation dynamique entre le coureur et son environnement. 

Le paysage devient une partition. On court sur un sentier, mais aussi dans un champ de vibrations. Une rafale de vent qui nous surprend. Une cloche de vache au loin. Une abeille qui nous frôle. Chacun de ces sons ajuste la perception, nuance l’attention, affine l’engagement.

Il y a des moments, en course, bien sûr où l’on court les yeux dans les pieds, concentré sur les appuis, incapable de lever la tête. Et pourtant, on sait ce qui se passe autour. On sait que l’on approche du ravito, qu’un autre coureur change de rythme, qu’un torrent se rapproche. On le sait par l’oreille. Parce que l’ouïe ne se contente pas de recevoir : elle sculpte l’instant. Elle crée une version sonore du monde, dans laquelle chaque son, même fugace, devient une hypothèse, un signal, un appel à réagir.

Entendre, ici, ce n’est plus une fonction passive. C’est un acte sensoriel engagé. Une manière d’être en lien avec l’espace, mais aussi avec soi. Une vigilance subtile, toujours en activité. Et parfois, cette écoute devient si fine qu’elle frôle la sensation d’être traversé par le monde. Non plus séparé de lui, mais traversé par son rythme, son flux, sa matière invisible.

Dans ces moments-là, courir devient aussi une affaire d’acoustique intérieure. Le silence du souffle, le frottement de la semelle sur la terre, le battement du cœur dans la poitrine. Tout parle. Tout compose. Tout vibre.

 

Quand l’écoute fatigue, brouille, ou échoue

Écouter n’est pas toujours un avantage. Il arrive que l’oreille, elle aussi, sature. Que ce sens si fin, si discret, devienne une source de fatigue. Le cerveau, soumis à un bruit constant, finit par perdre en netteté. Il n’entend plus, il filtre mal, il se brouille. Ce n’est pas une surdité. C’est une surcharge !

Le trail, surtout dans ses formes longues ou engagées, n’est pas un environnement purement naturel. On imagine les crêtes silencieuses, les forêts calmes, les rivières paisibles. Mais la réalité sonore peut être tout autre. Les départs bruyants, les foules, les cris, la musique amplifiée, les conversations, les chocs répétés du matériel, les bips, les signaux, les cloches… autant de stimuli qui finissent par solliciter l’attention jusqu’à l’usure. L’écoute, quand elle n’est plus choisie, devient envahissante.

Et cette saturation auditive est rarement perçue comme telle. On parle de fatigue, de stress, de difficulté à se concentrer. Mais en réalité, c’est souvent une fatigue de l’écoute. Le cerveau auditif, mobilisé sans pause, peine à maintenir son rôle de filtre. Il laisse passer trop de signaux. Il ne trie plus. La confusion s’installe.

Certains coureurs cherchent alors refuge dans la musique. Mais là encore, l’effet dépend de la qualité de l’écoute. Un casque trop enveloppant, une musique mal adaptée à la cadence ou à l’environnement, peuvent produire l’effet inverse : couper des sons utiles, enfermer dans une bulle de surstimulation, dissocier la perception de l’action. L’écoute devient alors un bruit de fond. Elle n’informe plus, elle encombre. Elle ne relie plus, elle isole.

Parfois, le système déborde. Le cerveau n’éteint plus le son. Il le rejoue. Il l’invente. Les acouphènes, ces bruits fantômes, en sont l’expression aiguë. Certains traileurs les rapportent après des courses longues, intenses, ou menées en condition sonore extrême. Un son qui reste dans la tête. Un sifflement qui ne part pas. Un signal auditif qui tourne en boucle, même après l’arrivée. Le trauma auditif n’est pas qu’une affaire de volume. Il est aussi cognitif : il traduit une incapacité temporaire du cerveau à désengager son système de veille.

C’est là que le silence devient un soin. Pas un silence total, qui n’existe pas, mais un silence partiel, réorganisé. Un espace sonore réduit, apaisé, qui permet au système auditif de se re-calibrer. Comme la rétine après un flash, l’oreille a besoin de répit. Elle doit pouvoir relâcher sa tension, retrouver sa fonction sélective, redevenir organe de nuance.

Car l’oreille, on l’oublie, ne fait pas que percevoir. Elle régule. Comme les cônes et les bâtonnets dans la vision, les fibres auditives adaptent leur activité selon l’intensité du monde. Certaines se spécialisent dans les sons faibles, d’autres dans les sons puissants. Leur répartition crée un équilibre dynamique. Mais cet équilibre peut se rompre. Trop de sollicitations, trop longtemps, et l’ensemble devient inapte à distinguer l’important du secondaire.

Dans ces moments, l’écoute ne guide plus. Elle dérègle. Elle parasite. Elle épuise. Et c’est là, précisément, que l’enjeu se déplace : écouter n’est plus seulement recevoir. 

C’est apprendre à choisir ce que l’on laisse entrer et notamment :

  • Réduire le bruit inutile. 
  • Cultiver des bulles d’attention. 
  • Créer du silence fonctionnel. Non pas pour se couper du monde, mais pour mieux y revenir, plus clair, plus stable, plus à l’écoute de ce qui compte.
Son et écoute

Pour conclure...

Sur un sentier, l’œil scrute, mais l’oreille devine. Elle perçoit ce que le regard ne peut voir, surtout dans l’instant qui précède. Courir, c’est aussi écouter. Loin d’être un sens secondaire, l’ouïe devient un guide discret, un capteur d’espace à 360°, un radar vivant qui informe sur l’avant, l’arrière, et les côtés. C’est elle qui capte l’approche feutrée d’un coureur, le son d’un pas décalé, la rupture d’un rythme, le froissement d’une branche.

L’écoute transforme le mouvement en expérience enrichie car elle précède l’action, affine la trajectoire, alerte, parfois sauve. Un simple changement de texture sonore, entre herbe, cailloux, boue, informe sur ce que le pied va rencontrer. Dans une descente, un craquement derrière peut accélérer notre vigilance, et un halètement inhabituel déclencher une stratégie. L’oreille fait le lien entre l’espace et l’intention.

Mais pour que cette écoute opère, elle doit être disponible. Non obstruée. Les casques fermés, les musiques inadaptées, les bouchons trop isolants nuisent à cette intelligence sensorielle. Ils transforment un outil d’attention en barrière au réel. 

À l’inverse, les technologies auditives ouvertes, conduction osseuse, écoute à oreille libre, permettent de conserver ce lien auditif avec l’environnement tout en profitant, si besoin, d’un fond musical ou d’un rythme externe.

Car il ne s’agit pas d’opposer silence et musique, sons naturels et sons choisis. Il s’agit de cultiver une écoute lucide, une conscience auditive souple, capable d’intégrer et de filtrer, de réagir sans se laisser saturer. L’écoute, quand elle est fluide, rend le geste plus souple, l’effort plus léger, l’attention plus fine.

Écouter, vraiment, c’est habiter pleinement l’espace. C’est courir avec présence, en lien constant avec ce que le monde murmure, bruisse, annonce. Dans un monde visuel saturé, l’ouïe devient un chemin vers la disponibilité mentale, une passerelle sensorielle entre vigilance et un certain lâcher-prise.

À terme, cette écoute devient une compétence. Une manière de penser sans mot, et de lire sans regard. Elle permet d’ajuster sans forcer, de réagir sans brusquer, d’habiter chaque mètre du sentier avec une forme de confiance silencieuse. Une forme d’attention incarnée. 

Car oui, sur les chemins du trail comme dans ceux de la vie : entendre, c’est déjà comprendre, et écouter, c’est déjà mieux courir.

Écouter moins pour entendre mieux : quelques pistes de lecture

Michel Le Van Quyen, Cerveau et silence (2019)

  • Le silence n’est pas une absence de stimulation, mais un mode cérébral actif.
– Dès 1924, Hans Berger détecte des ondes alpha de haute amplitude (≈10 Hz) associées à un état de calme et de disponibilité mentale.

  • Chez les moines, ces ondes augmentent dans les zones pariétales, traduisant un enrichissement intérieur lié à l’écoute silencieuse.

  • Le silence crée un terrain propice à la régulation émotionnelle et sensorielle.
Marcus Raichle, The Brain’s Dark Energy, Science, 2006

  • Découverte d’un fonctionnement cérébral intense même au repos : 80 % de l’énergie du cerveau est consommée dans un état de non-action.

  • Ce réseau par défaut (Default Mode Network) permet la consolidation de l’attention, de la mémoire, et la perception intérieure.
– Le silence active ces “vagues d’énergie sombre”, nécessaires à l’équilibre mental.
Philosophie du non-agir : Lao Tseu, Caspar David Friedrich

  • Wu-wei : « Ne rien faire » n’est pas une paresse, mais une forme de sagesse adaptative, une confiance dans les processus naturels.

  • L’image du Voyageur contemplant une mer de nuages (Friedrich, 1818) illustre ce moment de présence silencieuse qui ouvre une vision intérieure.
Addiction à l’agitation : un mal moderne

  • FOMO (Fear of Missing Out) : peur de rater, d’être déconnecté.

  • Étude santé (2016) : nous regardons notre téléphone en moyenne 221 fois par jour.
Cette hyperstimulation génère une perte de contact avec soi-même, et une altération de la régulation physiologique (nerf vague, VFC, acétylcholine).
  • Lien corps-esprit : la voie parasympathique. Le nerf vague, pilier du système parasympathique, joue un rôle clé dans le retour au calme après le stress.
La respiration consciente et le silence auditif permettent de réactiver cette voie, avec des bénéfices sur la perception, l’équilibre, et la lucidité.
Night trail runner of men and women running on the mountain.at night milky way

Tableau récapitulatif

 

Situation

Problème auditif rencontré

Impact sur la course

Stratégie ou adaptation

Descente technique

Sons confondus ou masqués

Perte d’équilibre, hésitation

Attention auditive active, réduction du bruit

Course en forêt avec vent latéral

Difficulté à localiser les sons

Stress, tension

Développement de l’écoute directionnelle

Casque fermé ou musique forte

Masquage des signaux de l’environnement

Isolement sensoriel

Casque à conduction osseuse, volume modéré

Ultra-trail > 10h

Fatigue auditive, sens engourdi

Décrochage attentionnel

Alternance son/silence, rechargement perceptif

Acouphènes ou troubles auditifs

Bourdonnements, perception altérée

Inconfort prolongé, perte de repères

Silence actif, réduction de la charge cognitive

Références

Bear, M. F., Connors, B. W., & Paradiso, M. A. (2016). Neurosciences : À la découverte du cerveau (4e éd., trad. A. Nieoullon). De Boeck Supérieur.

Le Van Quyen, M. (2019). Cerveau et silence. Champs / Flammarion.

Loewenfeld, I. E. (1999). The Pupil: Anatomy, Physiology, and Clinical Applications (Vol. 1–2). Butterworth-Heinemann.

Naccache, L. (2018). Parlez-vous cerveau ? Odile Jacob.

Naccache, L. (2020). Le cinéma intérieur : Projection privée au cœur de la conscience. Odile Jacob.

Peli, E. (1990). Contrast in complex images. Journal of the Optical Society of America A, 7(10), 2032–2040. https://doi.org/10.1364/JOSAA.7.002032

Raichle, M. E. (2006). The brain’s dark energy. Science, 314(5803), 1249–1250. https://doi.org/10.1126/science.1134405

Yost, W. A. (2013). Fundamentals of Hearing: An Introduction (5e éd.). Academic Press.
https://www.elsevier.com/books/fundamentals-of-hearing/yost/978-0-12-397175-9

Articles récents
Ombre et narcisse
MENTAL & ENDURANCE

Enfermés dehors : trail, réseaux et quête de soi

Article vision en trail
SCIENCES & ENDURANCE

Courir les yeux ouverts

Mathieu blanchard
MENTAL & ENDURANCE

Mental: De la montagne à la mer, apprendre à lâcher prise